Les énergies se mettent au vert

Date 07.03.2024
Texte Emmanuel Barraud, Anne-Muriel Brouet, Jan Overney et Sarah Perrin
Source EPFL
Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
S’il est un point sur lequel (presque) tous les États sont aujourd’hui à l’unisson, c’est celui de la transition énergétique. Même le Qatar, hôte de la dernière COP et royaume pétrolier s’il en est, semble vouloir, du moins en façade, sortir peu à peu de l’ère de l’énergie fossile.

Pour être acceptables, les énergies de demain se doivent d’être «vertes». Soit décarbonées. Ou, à tout le moins, ne devront pas ajouter dans l’atmosphère encore plus de ces néfastes gaz à effet de serre (la nuance s’impose, car certains carburants à bilan neutre parce qu’issus de carbone «recyclé» seront encore nécessaires pendant quelques décennies).

Mais qu’entend-on par «énergie verte»? Au-delà d’un slogan marketing, la définition demande qu’on s’y arrête. C’est ce que Dimensions vous propose dans ce douzième opus.

Beaucoup de sources d’énergie non polluantes existent déjà, certaines sont exploitées à un niveau industriel depuis plusieurs décennies ou siècles (l’eau et le vent qui font tourner des moulins ou des turbines, par exemple). D’autres sont plus récentes et s’améliorent continuellement (comme le solaire photovoltaïque). D’autres enfin relèvent davantage de la musique d’avenir — on pense surtout à la fusion nucléaire, susceptible de déclencher une véritable révolution énergétique lorsqu’elle parviendra à s’imposer à large échelle.

Dans ce dossier
  • L’hydraulique a plus d’un tour dans ses turbines
  • Solaire: La Chine mène la danse
  • L’hydrogène, héros du zéro émission nette
  • Les énergies renouvelables, un défi pour le réseau électrique
  • Pas de transition sans soutien populaire
  • «Ce qui compte, c’est de penser en système»

Le défi de la stabilité

Reste qu’après avoir été récoltée, cette énergie devra être utilisée localement, transportée ou stockée. Or la plupart de ces technologies, dont le produit final est de l’électricité, se heurtent à une limitation intrinsèque de cette dernière, qui est de ne pas pouvoir être conservée facilement. D’où le besoin de développer aussi des outils indispensables à la gestion des réseaux, des moyens de stockage ou des matériaux secondaires servant de vecteurs.

Des dizaines de laboratoires de l’EPFL sont aujourd’hui actifs sur des thématiques touchant de près ou de loin au tournant énergétique. Rien que sur le campus d’EPFL Valais Wallis à Sion, sept groupes de recherche travaillent au développement de nouvelles méthodes de production ou d’extraction d’énergie destinées à soulager le bilan carbone de l’humanité. Récemment, l’EPFL s’est associée à l’ETH Zurich au sein d’une Coalition pour l’énergie verte et son stockage (CGES, Coalition for Green Energy and Storage), rassemblant déjà plus d’une centaine de grandes entreprises suisses. Des projets de démonstrateurs à grande échelle sont lancés dès cette année.

Le Centre de l’énergie de l’EPFL, lui, compte dans son réseau plus de 80 laboratoires et une cinquantaine de start-up, et coordonne un véritable foisonnement scientifique et industriel autour des questions énergétiques.

Priorité aux économies

De quoi voir l’avenir avec confiance? C’est en tout cas le signe que l’École ne baisse pas les bras, tant s’en faut. Mais elle ne sauvera pas le monde toute seule. Si le remplacement de toute forme d’énergie d’origine fossile est clairement indispensable, les progrès technologiques ne doivent pas alimenter une nouvelle débauche de consommation d’électricité ou d’hydrogène, fussent-ils propres. L’humanité doit réapprendre à consommer moins, malgré la croissance démographique. Nous devons revenir à davantage de sobriété et concentrer beaucoup d’efforts et de moyens sur des mesures d’économie d’énergie.

Illustration Éric Buche

L’hydraulique a plus d’un tour dans ses turbines

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Anne-Muriel Brouet
L’énergie bleue est un complément idéal aux autres sources renouvelables. Outre son potentiel de croissance, la recherche vise aussi à exploiter au mieux les infrastructures existantes.

Délaissée à la fin du siècle dernier, submergée par le nucléaire et des prix de l’électricité très bas, la force hydraulique est aujourd’hui la mère de toutes les énergies renouvelables. Assurant 15% de la production d’électricité mondiale, elle occupe la première place des sources décarbonées. En Suisse, elle devance même toutes les autres avec une part de près de 53%. Elle est aussi appelée à jouer un rôle déterminant dans un système mondial zéro énergie nette: l’Agence internationale de l’énergie estime que pour y parvenir, il faudra doubler la puissance hydraulique, aujourd’hui de 1400 GW, d’ici à 2050.
L’atout principal de l’or bleu est la flexibilité: non seulement les centrales produisent de l’électricité à la demande, mais encore elles peuvent favoriser l’intégration des autres énergies renouvelables, en stockant leurs excédents à travers le pompage -turbinage. «L’hydraulique permet d’augmenter la capacité de production et de stockage des renouvelables et ainsi d’avoir plus de solaire et plus d’éolien», résume Elena Vagnoni, cheffe de projets à la Plateforme des machines hydrauliques (PTMH) de l’EPFL. Créé en 1969, ce laboratoire est devenu un centre d’excellence dans la recherche et le développement des machines hydrauliques. Il a notamment acquis une expertise unique au monde pour tester et certifier des installations hydrauliques.

Un changement de paradigme

«Au départ, les machines hydroélectriques n’étaient pas conçues pour la flexibilité nécessaire aux réseaux actuels, mais pour opérer avec un maximum d’efficacité, rappelle Mario Paolone, directeur de la PTMH. Ce changement de paradigme implique une conception et une exploitation des machines complètement différentes. On ne peut évidemment pas se permettre de changer le parc existant. Il faut donc trouver des solutions pour rétrofiter et concevoir les futures centrales hydroélectriques existantes et mieux concevoir les futures.»

Dans ce contexte, l’EPFL a mené le plus grand projet européen sur l’hydraulique, XFLEX Hydro, qui vient de se terminer. «Nous avons développé une série de technologies pour maximiser la flexibilité de la ressource hydraulique sans impacter le coût de l’aménagement et de maintenance», détaille Elena Vagnoni. Ce travail inclut l’optimisation de l’emploi des machines hydrauliques, une meilleure compréhension des stress subis par les machines vis-à-vis des conditions de fonctionnement fortement dynamiques, la mécanique des fluides ou le contrôle des flux.

Gagner quelques mégawatts

Exemple: en principe, une centrale de pompage-turbinage opère l’un ou l’autre de manière séquentielle. Les turbines tournent pour produire de l’électricité tandis que les pompes s’activent pour remonter l’eau et la stocker dans un bassin supérieur quand la production d’électricité est supérieure à la demande. Pour passer de l’un à l’autre, soit inverser les machines, il faut en général un certain temps qui peut se compter en dizaines de minutes. Pour accroître la flexibilité, les scientifiques ont éprouvé des «courts-circuits hydrauliques», permettant au pompage et au turbinage de fonctionner en même temps. «On peut ainsi notamment inverser le flux instantanément, comme dans une batterie. Nous l’avons testé avec succès dans plusieurs centrales en Europe», se réjouit Mario Paolone.

Pour gagner quelques mégawatts de puissance, nombre de pistes sont explorées. «C’est toujours mieux que de dépendre d’une électricité étrangère au charbon», justifie Elena Vagnoni. Cela passe par exemple par l’augmentation de la capacité de stockage en installant du pompage là où il n’y en a pas encore, le test de microturbines dans les canalisations pour alimenter un hameau, l’étude de la fatigue du système, une meilleure gestion des sédiments, la numérisation des opérations de monitorage, de maintenance et des plans de production, une planification plus fine ou l’étude de phénomènes physiques encore obscurs.
Enfin, l’aspect environnemental reste aussi important. «Nous étudions des méthodes pour rénover les installations afin qu’elles soient plus respectueuses de la faune et de la flore et qu’elles résistent mieux aux effets, liés au climat, des augmentations et diminutions d’eau», souligne la chercheuse.

Elena Vagnoni. © Illustration Éric Buche

Illustration Éric Buche

Le nucléaire en perte de compétitivité

Y aura-t-il encore des centrales nucléaires en activité en Suisse en 2050? Normalement pas, répond la Stratégie énergétique 2050 de la Confédération, même s’il n’est pas exclu que les deux plus «jeunes» centrales nucléaires du pays, celles de Gösgen (1979) et Leibstadt (1984), puissent jouer les prolongations jusque-là. Quant à envisager la construction de nouvelles centrales, c’est pour l’instant exclu, et cela ne saurait se faire avant 2050 même en cas de bouleversement législatif (par exemple si l’initiative «Stop au black-out», qui vient d’être déposée, venait à obtenir l’aval du peuple et des cantons).
D’autres technologies à l’étude pourraient gagner du galon dans les décennies à venir. Par exemple les centrales au thorium, dont le porte-drapeau Transmutex, à Genève, vient de lever 21 millions de francs. Grâce à cette méthode, qui associe un accélérateur de particules à des combustibles provenant du recyclage des déchets nucléaires classiques, Transmutex estime pouvoir réaliser son usine pilote d’ici 2032 et démarrer la construction de centrales commerciales avant 2040. La Suisse sera-t-elle parmi ses clients? Les probabilités sont faibles, toujours en raison de la législation – quand bien même ces centrales promettent d’être beaucoup plus propres (avec des déchets dont la radioactivité s’épuise en quelques siècles au lieu des centaines de milliers d’années des déchets classiques), plus fiables (aucun risque d’emballement de la réaction) et plus sûres (aucun risque de prolifération) que les usines en activité ou en construction de nos jours.

Dans les scenari optimistes, la seconde moitié du XXIe siècle verra peut-être enfin se déployer des centrales à fusion. Assurant cette fois des quantités d’énergie phénoménales, non polluantes et quasiment inépuisables. Mais le chemin est encore long.
«Surtout, on se rend compte aujourd’hui que la baisse du prix de revient de l’électricité d’origine renouvelable la rendra absolument imbattable par rapport au nucléaire, de quelque technologie que ce soit!» souligne François Maréchal, professeur au Laboratoire de processus industriels et de systèmes énergétiques de l’EPFL.

Le prix d’un kWh issu d’une centrale nucléaire «historique» est estimé à 8 centimes. Pour les constructions les plus récentes, telles que les EPR de Flamanville ou de Hickley Point C en Angleterre, ce sera plutôt de l’ordre de 12 centimes. «Or on peut aujourd’hui produire en Afrique de l’électricité solaire à 1,2 centime par kWh!» affirme Christophe Ballif, du PV-Lab de l’EPFL à Neuchâtel. Pour l’éolien, c’est environ 5 centimes.

Le calcul est donc vite fait, sachant que les coûts du renouvelable continuent à baisser. Même en tenant compte de l’intermittence de la production, de la transformation et du transport d’une énergie aussi bon marché, le nucléaire n’est pas près de redevenir concurrentiel.

Illustration Éric Buche

On se rend compte aujourd’hui que la baisse du prix de revient de l’électricité d’origine renouvelable la rendra absolument imbattable par rapport au nucléaire, de quelque technologie que ce soit!”

La géothermie, un potentiel sous-exploité

La statistique date de début février: 5% de la chaleur utilisée en Suisse en 2022 provient de la géothermie. À l’échelle de la consommation énergétique nationale, c’est faible. Toutefois, avec une puissance de 2,6 GW, la capacité totale de chauffage de tous les systèmes géothermiques a augmenté de plus de 6% par rapport à l’année précédente.

On distingue plusieurs types de géothermie. D’une part, la géothermie de surface pour le chauffage domestique, et dans ce domaine, la Suisse est un des meilleurs élèves en Europe. Ces systèmes souvent installés dans les jardins puisent la chaleur du sous-sol au moyen de sondes pouvant atteindre jusqu’à 400 mètres de profondeur, et où circule un liquide en circuit fermé qui remonte la chaleur à la surface. Elle soutient une pompe à chaleur avec une faible emprise sur l’environnement et une performance continue toute l’année. C’est une approche éprouvée pour la décarbonation du secteur du chauffage qui, avec le refroidissement des bâtiments, représente un tiers de la demande totale d’énergie en Suisse, 75% de laquelle étant actuellement fourni par des combustibles fossiles.

Même sans creuser, un potentiel géothermique existe. La start-up Enerdrape, issue du Laboratoire de mécanique des sols à l’EPFL, l’a bien compris. Elle développe des panneaux géothermiques capables de capter la chaleur géothermique et résiduelle des environnements souterrains. Un appoint aux pompes à chaleur. Elle a récemment levé 1,3 millions de francs. Enfin, la technique des pieux géothermiques développée à l’EPFL par le professeur Lyesse Laloui commence peu à peu à s’imposer dans la construction de nouveaux bâtiments. Elle consiste à équiper les piliers de fondation ou les radiers de récupérateurs de chaleur, évitant ainsi des forages ultérieurs.

En outre, il y a la géothermie profonde, au-delà d’un kilomètre, qui permet de soutirer de la chaleur, supérieure à 100 degrés, voire de l’utiliser pour produire de l’électricité. En Islande, ce potentiel est largement exploité. Ce n’est pas le cas en Suisse. La dureté des roches exige de faire appel à des technologies sophistiquées pour fissurer la roche, ce qui n’est pas forcément sans risque, notamment sismique.

L’éolien soulage le déficit hivernal

La première éolienne a été mise en service en Suisse en 1986. Aujourd’hui, le pays en compte une quarantaine, principalement dans le Jura bernois, la vallée du Rhône, l’Entlebuch (LU) et Gütsch (UR). La puissance totale avoisine les 100 MW. En 2023, avec 169 GWh d’électricité produite, les éoliennes ont couvert la consommation d’électricité domestique de près de 153’000 personnes, soit plus que le nombre d’habitants de la ville de Lausanne. Un record absolu, même s’il ne représente que 0,3% de l’électricité consommée au niveau national. Le grand atout de l’énergie éolienne est d’être plus productive en hiver, saison durant laquelle la Suisse manque d’électricité, qu’en été.

Solaire: La Chine mène la danse

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Emmanuel Barraud
L’énergie solaire sera sur la première marche du podium des sources d’électricité en 2050. Production galopante et progrès techniques sont de bon augure pour le succès de la transition énergétique.

Fondamentalement, le rayonnement solaire est la seule et unique source de toute forme d’énergie renouvelable sur Terre. Cette authentique manne céleste parfaitement gratuite distribue, au cours d’une année, l’équivalent d’un baril (159 litres) de pétrole sur chaque mètre carré, du moins dans les régions bien ensoleillées du globe… telles que le Valais par exemple.

Or nos capacités à transformer ce rayonnement en énergie électrique ne cessent de croître. Non seulement par les améliorations techniques apportées aux capteurs photovoltaïques, mais aussi — voire surtout — par l’explosion de l’offre et de la demande pour de tels modules solaires. Près de 375 GW (gigawatts) de panneaux ont été installés en 2023. Soit quatre fois plus qu’en 2019 et vingt fois plus qu’en 2010. C’est beaucoup, mais encore trop peu. Christophe Ballif, responsable du Laboratoire de photovoltaïque de l’EPFL, à Neuchâtel, propose ce calcul: «L’humanité doit remplacer d’ici 2050 les 80% d’énergies fossiles utilisées actuellement par de l’énergie propre. C’est un défi extraordinaire. Avec l’installation de 375 GW de solaire et 110 GW d’éolien, comme en 2023, il faudrait environ 120 ans pour parvenir à remplacer les énergies fossiles. Pour réaliser la transition en 30 ans — un délai plus raisonnable face à l’urgence climatique — il faudrait pratiquement quadrupler les installations annuelles et installer près de 1500 GW de panneaux chaque année.» Et c’est possible! «En Chine, 60 à 80 milliards de dollars ont été investis ces trois dernières années dans des lignes de production, allant de la fabrication du polysilicium aux modules solaires complets, ce qui permettrait déjà en 2024 ou 2025 d’atteindre de tels volumes de production, observe Christophe Ballif. Mais cet effort industriel hallucinant arrive un peu tôt. Il y a clairement une surcapacité.»

Christophe Ballif. © Illustration Éric Buche

Associer le solaire et l’éolien

La part du solaire dans la fourniture d’énergie à la population va donc fortement augmenter, ce qui est une bonne nouvelle. En Suisse aussi — cela figure d’ailleurs dans les objectifs de la Confédération, avec une production solaire et de nouvelles formes de renouvelables de l’ordre de 45 TWh en 2050, soit plus de la moitié des besoins nationaux en électricité actuels. Mais c’est en combinaison avec d’autres sources — hydraulique bien sûr, mais aussi idéalement beaucoup d’éolien — que ces objectifs de transition pourront être réalisés au mieux.

Solaire et éolien devront toutefois s’appuyer sur un réseau consolidé par de nombreuses solutions de stockage (batteries, barrages, gaz de synthèse). Or pour les batteries et la mobilité électrique, c’est toujours la Chine qui mène la danse, avec à nouveau des investissements colossaux dans la production de batteries. «Le fait que la Chine inonde le marché et surproduise à ce point est en train de provoquer un effondrement des prix, tant pour les modules solaires que pour les batteries, ajoute Christophe Ballif. Une situation intéressante pour les consommateurs, et pour la transition énergétique en général, mais qui tend à générer une dépendance qui n’est pas souhaitable — d’où le besoin de maintenir et de renforcer les capacités de fabrication ailleurs, y compris en Europe, pour des raisons de résilience.»

Illustration Éric Buche

La course au rendement se joue à Neuchâtel

Face à une telle concurrence, produire plus n’est pas aisé. Mais on peut chercher à produire mieux ou différemment. Les travaux de recherche menés en particulier au PV-Lab de l’EPFL et au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) à Neuchâtel ont déjà permis de faire augmenter sensiblement le rendement des modules solaires, avec des innovations dont certaines ont d’ailleurs été copiées dans ces nouvelles usines chinoises. Christophe Ballif, qui dirige des groupes de recherche au sein des deux institutions, a notamment réussi à dépasser des records en matière d’efficacité des capteurs — et le seuil symbolique des 30% de rendement — grâce à des cellules «tandem» où une couche de capteurs pérovskites est déposée sur une cellule au silicium.

S’appuyant sur ces travaux de recherche, toute une constellation de start-up actives dans le solaire a émergé autour de Neuchâtel ces dernières années ou collabore avec les chercheurs locaux. En particulier dans une perspective d’intégration architecturale, avec des panneaux ou des tuiles pouvant être colorés à loisir (Freesuns, Solaxess, SwissINSO…). Mais aussi avec des solutions applicables à l’agriculture (Insolight, Voltiris…). «Cela touche plutôt des marchés de niche, reconnaît le spécialiste. Mais à l’échelle de la Suisse, cela peut avoir un impact très important en vue des objectifs de la Confédération.» Et de souligner que l’industrie n’a pas baissé les bras — à témoin l’entreprise 3S, à Thoune, qui vient de monter une nouvelle ligne de production d’une capacité de 200 MW par an de panneaux dédiés à l’intégration architecturale sur lesquels ont travaillé le CSEM et l’EPFL, ou Meyer Burger, dont les capacités de production en Europe s’élèvent à 1 GW, là aussi sur la base de technologies mises au point en partenariat avec les centres de recherche neuchâtelois.

Les chiffres de l’Office fédéral de l’énergie (voir notre infographie) démontrent clairement que le photovoltaïque devra jouer un rôle de premier plan dans le mix énergétique suisse de 2050. «Le potentiel est là, en cumulant l’intégration aux bâtiments, la couverture — par exemple — de supermarchés et de leurs parkings, mais aussi en développant le photovoltaïque en montagne, particulièrement efficace en hiver grâce à des panneaux double face qui exploitent la réverbération de la neige, reprend Christophe Ballif. Le total des installations mises en service en Suisse en 2023 représente 1,5 GW, générant 1,5 TWh de courant par année, et le courant solaire atteindra 10% du mix suisse dès cette année. Le solaire est donc sur la bonne voie pour contribuer massivement aux 45 TWh de nouvelles électricités renouvelables prévus dans les plans de la Confédération.»

Géopolitique redessinée

Dans une perspective plus large, la pression chinoise sur les prix des composants photovoltaïques mais aussi éoliens, de batteries et d’électrolyseurs a le potentiel — ni plus ni moins — de redessiner profondément les cartes géopolitiques internationales. «Avec ces prix, il est possible de produire de l’électricité à moins de 1,3 ct par kWh dans des régions désertiques d’Afrique. À ce tarif, cinq à dix fois moins cher que le courant des nouvelles centrales nucléaires, produire de l’hydrogène vert par électrolyse de l’eau devient plus avantageux que de fabriquer de l’hydrogène gris à partir de gaz naturel, analyse Christophe Ballif. Or on pourra le transformer en ammoniac, dans un premier temps pour fertiliser les cultures, puis pour transporter cette énergie vers l’Europe.»

Avec les prix bas du nouveau renouvelable, de nombreux pays et acteurs pourraient être tentés d’opérer une transition énergétique, tout simplement parce qu’elle deviendrait directement rentable! C’est potentiellement un coup dur pour les pays les plus dépendants de leurs exportations de pétrole — Russie et Arabie saoudite, entre autres. «D’une certaine façon, la Chine est peut-être en train de sauver le monde… mais cela va poser quelques problèmes», ironise le professeur.

Illustration Éric Buche

L’hydrogène, héros du zéro émission nette

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Jan Overney
L’hydrogène vert pourrait transformer notre système énergétique et résoudre de nombreux problèmes d’approvisionnement et d’émissions. Son succès dépendra toutefois de la rentabilité de la production et de son attrait aux yeux des consommatrices et consommateurs.

Parmi les technologies prometteuses pour un avenir sans émissions, l’hydrogène est un peu à part. Alors que les panneaux solaires, les éoliennes et les centrales hydroélectriques exploitent tous l’énergie fournie par la nature pour la transformer en électricité, l’hydrogène échappe à cette règle. «L’hydrogène n’est pas une source d’énergie, mais un vecteur d’énergie», justifie Andreas Züttel, à la tête du Laboratoire des matériaux pour les énergies renouvelables de l’EPFL.

Aujourd’hui déjà, l’hydrogène est au cœur de notre système énergétique. Contenant plus d’énergie par unité de masse que toute autre substance connue, il est le principal vecteur d’énergie de nos combustibles fossiles. La combustion libre de l’hydrogène avec l’oxygène a permis de propulser des fusées dans l’espace. Et grâce à notre capacité à contrôler sa combustion dans les piles à combustible, il alimente aujourd’hui un parc de véhicules de plus en plus important.

Selon Andreas Züttel, le problème de l’hydrogène utilisé actuellement est qu’il est sale à près de 95 %. Pour répondre à nos besoins, pour l’hydrocraquage dans les raffineries de pétrole, la production d’engrais synthétiques ou l’industrie chimique, par exemple, nous le tirons de combustibles fossiles, ce qui se traduit par une empreinte carbone considérable.

Une transition difficile

Étonnamment, cette même substance est présentée comme un élément essentiel d’un système énergétique à zéro émission nette. L’Office fédéral de l’énergie (OFEN) estime que l’hydrogène propre et vert jouera un rôle important dans le mix énergétique propre de la Suisse d’ici 2050. Et ce, alors même qu’il se situe à un niveau proche de zéro aujourd’hui.

Pour y parvenir, il faudra procéder à un grand nettoyage de l’hydrogène. Le passage à l’hydrogène propre nécessite de relever les nombreux défis inhérents à l’hydrogène. D’un point de vue chimique, l’absence de phase liquide à température ambiante rend son stockage difficile. De plus, il est connu pour son caractère explosif, ce qui rend sa manipulation délicate. Et son incapacité à être odorisé complique la détection des fuites.

En termes d’efficacité énergétique, l’hydrogène est à la traîne par rapport à d’autres sources d’énergie, car sa production nécessite de grandes quantités d’énergie — 66 kWh par kilo, qui ne pourra en restituer que la moitié. Il en va de même d’un point de vue économique, le coût du kWh d’énergie transporté par l’hydrogène étant environ 2 à 3 fois supérieur au prix du marché pour l’électricité.

Pourquoi alors l’hydrogène suscite-t-il tant d’espoirs? Parce que, dans de bonnes conditions, les propriétés de ce vecteur d’énergie renouvelable pourraient permettre de relever les défis qui se présenteront au fur et à mesure que nous évoluerons vers un mix énergétique plus propre et plus vert.

Illustration Éric Buche

Le couteau suisse des vecteurs d’énergie

Aujourd’hui, on assiste à un retour de flamme. L’hydrogène est à nouveau sous les feux de la rampe, déclare Andreas Züttel. Cette fois-ci, c’est pour son potentiel à contribuer à la réduction des émissions mondiales de CO₂. Alors que la combustion du carbone produit du CO₂ qui piège la chaleur, la combustion de l’hydrogène ne produit rien d’autre que de l’eau. Si de l’électricité renouvelable est utilisée pour produire de l’hydrogène, par exemple par électrolyse de l’eau, l’hydrogène qui en résulte devient un moyen efficace de stocker l’énergie renouvelable.

«L’hydrogène est l’élément clé qui permet de passer de l’électricité renouvelable à des vecteurs d’énergie chimique tels que le méthane, le méthanol, le pétrole synthétique ou l’ammoniac, explique Andreas Züttel. Bien que ces substances puissent être produites en utilisant du carbone provenant du CO₂ capturé dans l’atmosphère ou de la biomasse, c’est l’hydrogène qui transporte l’énergie renouvelable.»

L’hydrogène est donc un vecteur énergétique précieux. Pur, il peut être utilisé pour produire de l’électricité afin de répondre aux pics de demande, et alimenter les voitures, les bus et les véhicules lourds. Si nous parvenons à résoudre le casse-tête du stockage, de la distribution et de la manipulation, nous pourrons alors commencer à l’utiliser comme carburant neutre en carbone pour le transport maritime et l’aviation.

Combiné au carbone extrait de l’atmosphère, de la biomasse ou des émissions industrielles, il pourrait être transformé en méthane, en pétrole synthétique, en ammoniac, en méthanol ou en d’autres combustibles à émissions nettes nulles. Là encore, cela se ferait au détriment de l’efficacité énergétique globale. Cependant, dans un monde inondé d’électricité renouvelable, la densité énergétique volumétrique accrue et la sécurité de manipulation offertes par ces carburants synthétiques permettent de réduire l’empreinte carbone des applications difficiles à électrifier.

Accélérer l’adoption par le marché

Heureusement, selon Andreas Züttel, plusieurs avancées ont été réalisées en faveur de l’adoption par le marché de l’hydrogène vert dans les transports et la production d’électricité. En effet, ces deux secteurs sont responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Cela commence en amont de la production d’hydrogène, où l’électricité renouvelable a déjà atteint la parité de prix avec l’électricité standard, des décennies plus tôt que ne le prévoyait initialement l’Agence internationale de l’énergie, faisant ainsi baisser le coût de l’hydrogène propre.

Les forces du marché ont joué un rôle clé dans les applications pour véhicules routiers, en accélérant le développement des piles à combustible et des bouteilles sûres de stockage d’hydrogène à haute pression. Malgré ces avancées technologiques, l’adoption des véhicules à hydrogène a été frustrante par sa lenteur. En fait, le principal obstacle est le manque d’infrastructures routières. La Suisse compte actuellement huit stations de distribution d’hydrogène, précise Andreas Züttel. «Les gens n’achèteront pas de véhicule à hydrogène s’ils ne peuvent pas se ravitailler. Et qui voudrait exploiter une station si personne ne désire acheter de l’hydrogène? C’est pour cette raison que Toyota ne vend pas ses véhicules électriques à pile à combustible ici.»

À mesure que la part d’électricité renouvelable intermittente transportée par le réseau électrique augmente, les centrales électriques deviendront probablement de plus en plus dépendantes de l’hydrogène stocké pour répondre à la demande. «Si l’on dispose d’une grande quantité d’électricité volatile, provenant de l’énergie solaire ou éolienne, on peut produire de l’hydrogène et le stocker sous terre, par exemple. Et ensuite, l’utiliser en hiver pour produire de l’électricité avec un rendement élevé dans des centrales électriques à cycle combiné, qui ont une turbine à hydrogène et une turbine à vapeur», explique-t-il.
«Pour que cela fonctionne, l’ensemble du marché et nos attentes devront s’adapter. Nous avons l’habitude d’acheter de l’électricité à un prix plus ou moins constant. Pour que le stockage soit attractif, il faudrait que le prix de l’électricité soit plus élevé la nuit que le jour. Et en hiver, nous devrions être prêts à payer plus que pendant les mois d’été. Mais plus il sera intéressant de stocker l’électricité à l’aide de l’hydrogène, plus il y aura d’installations de ce type.»

Pour stimuler la croissance du marché, tant au niveau de l’offre que de la demande, l’industrie a trouvé une solution riche en couleur. L’hydrogène est désormais commercialisé sur un spectre de couleurs allant du noir au vert, en fonction de son empreinte carbone. Lors du développement de nouvelles applications, les consommatrices et consommateurs d’hydrogène peuvent désormais choisir en toute connaissance de cause de donner la priorité à l’empreinte carbone ou au coût. En fin de compte, cette stratégie les incitera à s’orienter vers l’hydrogène plus écologique à mesure qu’il deviendra plus abordable.

Toutefois, comme le souligne Andreas Züttel, il ne s’agit là que d’une stratégie temporaire, mise en place le temps de créer la demande d’hydrogène et l’infrastructure nécessaire à sa distribution. «Lorsque nous commencerons à utiliser beaucoup d’hydrogène, il ne pourra s’agir que d’hydrogène renouvelable. Toute autre solution n’aurait pas vraiment de sens.»

Illustration Éric Buche

Les gens n’achèteront pas de véhicule à hydrogène s’ils ne peuvent pas se ravitailler.”

Illustration Éric Buche

Du gaz naturel au gaz de synthèse

Les gaz renouvelables ont le vent en poupe. Hydrogène vert, ammoniac vert et méthane vert (des gaz naturels de synthèse) offrent les mêmes propriétés que leurs frères fossiles, mais sont produits chimiquement. Mieux, ils permettent de stocker et de transporter l’électricité excédentaire issue des énergies renouvelables, au travers de procédés power-to-gas. La première étape consiste à produire de l’hydrogène vert par électrolyse, à partir d’eau et d’électricité renouvelable. Cet hydrogène pourra ensuite être converti en gaz naturel de synthèse en ajoutant du monoxyde de carbone ou du CO₂, par réaction catalytique. Le mélange de CO, CO₂ et hydrogène peut aussi être converti en combustible liquide comme le méthanol. Par catalyse également, l’hydrogène pourra aussi être transformé en ammoniac en lui adjoignant de l’azote.

Le méthanol et l’ammoniac sont les deux composés chimiques les plus produits dans le monde, à hauteur d’environ 200 millions de tonnes par an chacun. Pour l’heure de manière essentiellement carbonée. Oliver Kröcher est professeur au Groupe de catalyse pour les biofuels de l’EPFL et au Paul Scherrer Institute. À l’EPFL, il explore des idées innovantes qu’il pourra éventuellement développer au PSI. Il travaille notamment sur l’ammoniac vert, sa décomposition, sa synthèse neutre en carbone et son utilisation comme carburant. Un de ses projets de recherche consiste ainsi à concevoir un petit réacteur de synthèse d’ammoniac dynamique capable de synthétiser l’ammoniac directement là où est produit l’hydrogène issu des énergies renouvelables. «Le réacteur doit être extrêmement dynamique pour suivre l’intermittence de l’énergie éolienne ou solaire», précise le professeur. La solution explorée se base sur la génération de chaleur par induction afin d’obtenir la catalyse de l’ammoniac. «L’avantage est que l’on peut initier la catalyse extrêmement rapidement, sans chauffer le réacteur, ce qui économise beaucoup d’énergie», explique le professeur.

«Nous sommes dans une phase de transition très intéressante. En tant que chercheurs, nous devons explorer toutes les options à disposition et fournir des données à l’industrie comme aux politiciens pour pouvoir choisir. Même si, en fin de compte, nous disposerons vraisemblablement de plusieurs options en parallèle. Le carburant optimal, le transporteur optimal et l’utilisation optimale de l’énergie dépendent beaucoup de la situation locale», insiste Oliver Kröcher.

Illustration Éric Buche

Le réacteur doit être extrêmement dynamique pour suivre l’intermittence de l’énergie éolienne ou solaire”

«La production de gaz renouvelable est essentielle pour le stockage saisonnier, en valorisant le surplus de production d’électricité photovoltaïque en été», assure Mario Paolone, professeur au Laboratoire des systèmes électriques distribués de l’EPFL. Toutefois le rendement de la transformation pour produire du gaz n’est pas très intéressant, et encore pire dans le cas des carburants de synthèse. «Il faut environ 5 fois plus d’électricité pour produire un carburant de synthèse que celle qu’il fournit si on le reconvertit en électricité, précise Oliver Kröcher. Il nous faudra donc énormément d’électricité propre à l’avenir, c’est pourquoi nous devons réserver les gaz et combustibles de syntèse aux applications où son utilisation est inévitable, comme dans l’aviation.»

Capture du CO₂

L’autre défi est que la production de gaz naturel de synthèse carboné « neutre » est directement couplée aux technologies de captage du CO₂. «Actuellement, le CO₂ recyclé n’est pas facilement disponible puisque les instruments de capture sont encore expérimentaux, confirme Oliver Kröcher. Mais les sources potentielles ne manquent pas, dans l’industrie du ciment ou les incinérateurs par exemple, là où il y a de la combustion et une forte concentration d’émissions.» La Suisse prévoit d’ailleurs que d’ici 2030 au moins une usine d’incinération d’ordures ménagères du pays devra être équipée d’une installation de captage du CO₂ avec une capacité nominale minimum de 100‘000 tonnes de CO₂ par an.

Le CO₂ viendra de la source d’émission, mais aussi du «nettoyage» de l’atmosphère dans la perspective d’atteindre le net zéro carbone. L’EPFL vient de lancer un projet sur six ans visant à développer des démonstrateurs de captage, d’utilisation et de stockage du carbone à grande échelle à proximité du campus d’EPFL Valais Wallis. Il réunit plusieurs laboratoires aux compétences complémentaires, et dans une optique d’économie circulaire et durable, il prévoit le captage du CO₂, son stockage à court terme, sa conversion en vecteurs d’énergie et produits chimiques à haute valeur ajoutée ainsi que les catalyseurs de cette transition.

Utiliser l’existant

«Il est essentiel d’arriver à boucler le captage du CO₂ pour la production du gaz naturel de synthèse et son utilisation dans les centrales à gaz à cycles combinés existantes et futures», poursuit Mario Paolone. Si l’on utilise du gaz naturel de synthèse issu d’hydrogène vert et qu’on arrive à capter le CO₂ émis par la centrale pour refaire du gaz de synthèse, on produit de l’électricité et de la chaleur neutres en carbone. Depuis cinq ans, l’EPFL collabore avec Gaznat pour améliorer les technologies de captage de CO₂ et de production de méthane vert à base d’hydrogène vert, notamment à Sion avec les laboratoires des professeurs de l’EPFL Kumar Agrawal et Wendy Queen.

Il faut environ 5 fois plus d’électricité pour produire un carburant de synthèse que celle qu’il fournit si on le reconvertit en électricité”

Illustration Éric Buche

Détourner l’ammoniac en hydrogène

Kevin Turani-I-Belloto a mis au point un prototype capable de décomposer l’ammoniac en hydrogène à un moindre coût. Il vient de décrocher une bourse Bridge pour démontrer sa technologie.

Sans l’hydrogène, Kevin Turani-I-Belloto n’aurait sûrement pas fait un doctorat sur son stockage et ne serait sans doute pas à l’EPFL. Mais c’est son cousin l’ammoniac (un mélange d’hydrogène et d’azote, NH3) qui l’occupe aujourd’hui. Chercheur associé dans le groupe du professeur Oliver Kröcher spécialisé dans les biofuels, il a développé un catalyseur qui permet de décomposer l’ammoniac en hydrogène à moindre coût et sans recourir à des métaux rares. L’automne dernier, il a reçu une bourse Ignition de la Vice-présidence pour l’innovation de l’EPFL et une bourse Enable du Technology Transfer Office de l’EPFL pour construire son prototype. Désormais, il vient de décrocher une bourse Bridge Proof of Concept, soutien du Fonds national de la recherche et d’Innosuisse, pour faire la démonstration de sa technologie.

L’hydrogène est aussi prometteur pour stocker les surplus énergétiques des sources renouvelables que retors pour être utilisé comme carburant. Plus petite molécule de l’Univers, l’hydrogène s’échappe au moindre trou, sa faible densité nécessite une pression de 350 ou 700 bar selon les standards pour une utilisation sous sa forme gazeuse ou une température de -252 °C pour sa forme liquide. Les circuits d’approvisionnement restent lacunaires — et donc chers. C’est pour cela que le transport lourd, maritime ou aéronautique — pour lequel la solution de batteries électriques n’est pas assez performante — mise directement sur l’hydrogène ou des carburants de synthèse à base d’hydrogène mais dont la production n’est pas efficace sur le plan énergétique.

Illustration Éric Buche

Kevin Turani-I-Belloto propose une voie innovante: utiliser l’ammoniac pour transporter l’hydrogène. «Aujourd’hui 50% de l’hydrogène produit sert à fabriquer de l’ammoniac, qui est ensuite utilisé principalement comme engrais dans l’agriculture», précise le chercheur. NH3 est un gaz incolore, mais pas inodore, ce qui permet de déceler facilement les fuites. Il peut être liquéfié à une pression relativement basse (8.5 bar) ou une température relativement élevée (-33 °C), ce qui le rend facilement transportable. Sous forme liquide, l’ammoniac présente une densité énergétique plus élevée que l’hydrogène liquéfié. «En outre, le circuit de distribution est extrêmement bien développé à travers le monde, d’où l’idée de l’utiliser comme une façon de transporter l’hydrogène», souligne le chercheur.

«Le concept est donc d’exploiter les atouts de chacun des gaz: transporter de l’ammoniac et le convertir en hydrogène où bon nous semble utile. Ainsi, il serait possible d’alimenter tout ce qui a besoin d’énergie décarbonée, comme le transport lourd, mais bien d’autres secteurs encore», souligne le chercheur. La conversion se fait à travers un catalyseur. «Des catalyseurs existent déjà, mais ils sont soit pas assez efficaces, soit trop chers comme le ruthénium, un métal extrêmement rare. Ma solution est performante, utilise des matériaux abondants et divise le coût du catalyseur par plus de 200.»

Alors que les agences de financement ont pu voir tout le potentiel de sa technologie, le chercheur reste discret. «C’est ma sauce secrète.» On ne verra donc pas ce que la machine a dans le ventre, mais le démonstrateur est là, dans le labo du Groupe de catalyse pour les biofuels, compact, et prouve avec efficacité le potentiel de ce catalyseur innovant. Une demande de brevet a été déposée. «Si on arrive à utiliser l’ammoniac pour stocker l’hydrogène, c’est une clé qui débloquera toute une chaîne de valeur», rêve Kevin Turani-I-Belloto, qui consacre tout son temps à le réaliser.

Si on arrive à utiliser l’ammoniac pour stocker l’hydrogène, c’est une clé qui débloquera toute une chaîne de valeur”

Le potentiel de l’hydrogène renouvelable démontré en circuit fermé

Pour démontrer la viabilité de la conversion des énergies renouvelables en carburants de synthèse, une équipe dirigée par Andreas Züttel, responsable du Laboratoire des matériaux pour les énergies renouvelables de l’EPFL, a construit une installation pilote sur le campus de l’EPFL Valais Wallis à Sion. «Notre installation regroupe tout, de la production et du stockage d’électricité solaire à la production et au stockage de l’hydrogène, en passant par la synthèse d’hydrocarbures, le tout dans des quantités correspondant à la consommation moyenne d’énergie d’une personne en Suisse», explique Andreas Züttel. Cette installation à petite échelle constitue une preuve de concept unique, qui permet aux scientifiques d’évaluer et d’optimiser chaque aspect du cycle de production des carburants de synthèse dans des conditions réelles.

Le démonstrateur intègre les quatre étapes séquentielles du processus de production de carburant synthétique dans un cycle fermé sans émissions nettes de CO₂. Au cours de la première étape, les panneaux solaires transforment l’énergie solaire en électricité qui, au cours de la deuxième étape, est stockée dans deux batteries ou, en cas de besoin, convertie en courant alternatif et injectée dans le réseau. La troisième étape consiste à utiliser l’électricité stockée dans les batteries pour électrolyser l’eau et stocker de manière compacte l’hydrogène qui en résulte dans une pile à hydrure métallique. Enfin, l’hydrogène récupéré dans la pile à hydrure métallique est combiné au CO₂ capturé dans l’atmosphère pour produire environ 100 grammes de méthane synthétique et 200 grammes de méthanol par heure.

Concentrer la lumière du soleil pour produire de l’hydrogène (et plus encore)

Une équipe dirigée par Sophia Haussener, responsable du Laboratoire de la science et de l’ingénierie de l’énergie renouvelable de l’EPFL, a réalisé une percée significative dans la production d’hydrogène solaire. Son système innovant atteint un taux de production d’un demi-kilo d’hydrogène par journée ensoleillée, soit autant que l’énergie d’1,5 litre d’essence. Il intègre parfaitement la production d’hydrogène, d’électricité, de chaleur et d’oxygène. En rassemblant une cellule photovoltaïque et un électrolyseur en une seule unité, le système améliore son efficacité tout en réduisant les coûts. En outre, sa production locale et décentralisée allège la pression qui pèse sur le réseau électrique et évite les coûts liés au transport de l’hydrogène.

L’installation est constituée d’un «arbre artificiel»: une antenne parabolique de 7 mètres de diamètre. La lumière du soleil est concentrée près de 1000 fois et dirigée vers une cellule photochimique située en son centre. L’énergie solaire est utilisée pour diviser l’eau en ses éléments constitutifs: l’hydrogène et l’oxygène. Ces derniers, ainsi que la chaleur générée par le processus, peuvent tous être utilisés dans des applications ultérieures. L’hydrogène produit peut servir de vecteur d’énergie renouvelable pour les carburants de synthèse neutres en carbone ou de matière de base pour l’industrie chimique, par exemple pour la production d’ammoniac. Parallèlement, l’oxygène pourrait servir à des applications médicales, tandis que la chaleur peut être utilisée, par exemple, pour le chauffage ambiant.

Explorer les piles à combustible

Les piles à combustible sont désormais bien connues dans le monde des solutions énergétiques propres, mais elles sont restées dans l’ombre des panneaux solaires, des éoliennes et des batteries lithium-ion. Étant donné que la capacité de production suisse d’hydrogène vert devrait atteindre 300 mégawatts d’ici 2030 – contre 3 mégawatts en 2022 – les piles à combustible sont appelées à jouer un rôle de plus en plus significatif dans notre avenir énergétique propre. Nous nous sommes entretenus avec Jan van Herle, chercheur principal au sein du Groupe des matériaux pour l’énergie de l’EPFL, afin de mieux comprendre cette technologie importante.

Qu’est-ce qu’une pile à combustible et en quoi diffère-t-elle d’une batterie?

Les piles à combustible sont des cellules électrochimiques dans lesquelles le donneur d’électrons est un combustible. Dans les piles à hydrogène, ce combustible est l’hydrogène. Chaque pile est composée de deux catalyseurs séparés par une membrane conductrice d’ions. Dans un premier temps, le catalyseur extrait les électrons du combustible, qui circulent dans un circuit extérieur, générant un courant continu utilisable. Ensuite, dans un second temps, les électrons sont injectés dans l’autre électrode et captés par l’oxygène de l’air. Le produit de la réaction est tout simplement de l’eau.

Quelles sont les applications des piles à combustible?

La plus évidente est la mobilité électrique, où les piles à combustible sont beaucoup plus efficaces que les moteurs à combustion standard. Dans les grands véhicules électriques, les piles à combustible peuvent augmenter l’autonomie d’une batterie plus petite et prolonger sa durée de vie en la rechargeant à la volée et en réduisant les cycles profonds. Grâce à leur modularité, les piles à combustible peuvent atteindre des dizaines de mégawatts pour des applications telles que la navigation maritime et la cogénération stationnaire d’électricité et de chaleur. Des centrales de cogénération fonctionnant au gaz naturel sont disponibles pour les maisons individuelles. À plus petite échelle, les piles à combustible peuvent remplacer les batteries dans des applications électroniques portables.

Quels sont les défis actuels auxquels est confrontée l’utilisation à grande échelle des piles à combustible?

Améliorer les performances, accroître la durabilité et la longévité, et réduire le coût. On constate d’énormes progrès dans ces trois domaines, mais le coût reste le principal défi. Il s’agit surtout d’augmenter les capacités de fabrication, c’est pourquoi nous assistons à la construction de gigantesques usines de piles à combustible.

Quels sont les défis spécifiques qui font l’objet de vos recherches?

Actuellement, les questions liées à la durabilité sont au cœur de nos recherches. Il existe toute une série de phénomènes qui entraînent la dégradation des piles à combustible. Parmi eux, on peut citer la perte de catalyseur, la délamination des couches et l’accumulation de contaminants au fil du temps. Nous nous employons également à optimiser la conception des grands systèmes à l’échelle du mégawatt afin d’en réduire le coût. Équiper chaque pile à combustible de son propre échangeur de chaleur et de toute l’électronique serait tout simplement trop coûteux. Pour cela, nous devons trouver des moyens de répartir au mieux ces ressources de soutien.

Les énergies renouvelables, un défi pour le réseau électrique

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Anne-Muriel Brouet
Décarboner nos flux énergétiques au profit de sources renouvelables intermittentes oblige à repenser tout notre système de stockage énergétique et de transport / distribution électrique. À cette heure, on n’a pas encore trouvé le mix idéal, les solutions de stockage optimales ni comment les régler efficacement.

Se passer des énergies fossiles implique de compenser par de l’électricité notre consommation actuelle de gaz et de pétrole. Avec le remplacement du mazout par les pompes à chaleur et des moteurs thermiques par la propulsion électrique, la demande ne cessera de croître. Parallèlement, le solaire et l’éolien fournissent une part plus importante de l’offre, tandis que le nucléaire est en Suisse voué à disparaître. Mais l’électricité souffre d’un problème: il est toujours préférable de l’utiliser lorsqu’elle est produite parce que son stockage est de courte durée ou compliqué, et toujours associé à un coût économique, écologique et énergétique relativement élevé. La variabilité, la décentralisation et l’intermittence des ressources renouvelables exigent donc de repenser notre système de gestion, production, transport et distribution de l’électricité si l’on veut réussir le pari de la décarbonation.

Des temps différents

«Plus on aura de renouvelables dont la génération est incertaine, plus on aura besoin de réserves», pose d’emblée Mario Paolone, responsable du Laboratoire des systèmes électriques distribués (DESL) de l’EPFL. D’autant plus qu’aujourd’hui la demande est reine. On considère qu’elle est inflexible et que c’est la génération qui doit être contrôlée. Ainsi à toute heure du jour et de la nuit, été comme hiver, le client doit pouvoir allumer sa lumière, son four ou recharger sa voiture. Le réseau a donc besoin de réserves qui sont modulées en fonction du temps. Les réserves premières ont un horizon temporel de quelques minutes, les secondaires entre 15 minutes et une heure, et les tertiaires au-delà. Et les systèmes de stockage varient en conséquence.

Heureusement, la Suisse n’est pas seule. Notre réseau électrique est interconnecté au niveau européen, ce qui permet de mutualiser la disponibilité des ressources, les systèmes de stockage et les coûts. «Le rêve de l’autarcie électrique au niveau technique et économique n’a pas de sens si on la limite à la Suisse. C’est l’indépendance énergétique de l’Europe qui est importante», souligne le professeur.

L’électrification des processus et l’intégration des renouvelables impacteront le réseau d’abord en matière de gestion de la production et des réserves. «Le moyen le plus prometteur pour stocker des TWh afin d’assurer la flexibilité saisonnière est le gaz de synthèse produit à partir de ressources renouvelables.» Les centrales à gaz permettent de combler les demandes excédentaires et on pourra miser sur les technologies power-to-gas qui utilisent, par exemple, les surplus temporaires d’électricité pour produire de l’hydrogène vert et ensuite du gaz de synthèse. «L’industrie du gaz a un intérêt énorme dans ces technologies, car elles permettent de réutiliser l’infrastructure existante de transport et distribution du gaz. Mais cela implique d’avoir des technologies efficaces, et à large échelle, de captage du CO₂», souligne le professeur.

«Mais dans une optique de décarbonation, en Suisse, l’hydroélectricité devient l’atout fondamental pour donner ce genre de flexibilité. Elle a l’avantage d’être la seule ressource entièrement renouvelable que l’on peut contrôler. Dans le contexte à venir, ce sera fondamental.»

En fait, la flexibilité de l’ensemble des centrales hydraulique va du cycle intrajournalier au cycle saisonnier et est associée aux différents types de centrales (à accumulation, qui utilisent la fonte des glaciers et les précipitations, ou de pompage-turbinage). Récemment, l’EPFL a coordonné le plus grand projet européen dans le domaine: XFLEX Hydro. Le projet vise à améliorer les capacités des centrales hydroélectriques avec une transformation minimale afin d’accroître la fiabilité du réseau électrique européen. Les technologies développées par le projet sont capables d’améliorer la fourniture de divers services systèmes (qui assurent l’équilibre permanent entre production et consommation) des centrales hydroélectriques, garantissant ainsi que les réseaux électriques locaux et régionaux restent fiables et résilients face aux perturbations actuelles et futures de l’approvisionnement énergétique.

Mario Paolone. © Illustration Éric Buche

Les batteries à la rescousse

Pour le réglage intrajournalier, les batteries sont des leviers formidables. Pour Mario Paolone, l’intégration et la gestion optimale de batteries au lithium seront un élément clé. «Leur rendement très élevé et leur capacité de varier la puissance absorbée / injectée très rapidement sont des caractéristiques fondamentales pour les réserves primaires du réseau électrique. En plus, elles deviennent capables de faire plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de cycles. Pour le réseau électrique, c’est très positif, car quand on installe un actif, c’est pour 10 à 20 ans et les technologies commencent à être compatibles avec cet horizon temporel.»

Mieux, le potentiel existe déjà. «Vers 2035, le besoin en batteries dans le réseau au niveau mondial se situera autour de 180 GWh/année. Parallèlement, on aura entre 100 et 200 GWh de batterie en fin de vie dans les voitures électriques. Cela correspond donc parfaitement», se réjouit le spécialiste. Reste que le défi est technologique. Le DESL le relève notamment en développant des méthodes permettant de quantifier l’efficacité résiduelle des batteries de voiture usagées afin de leur donner une deuxième vie. «Nous pouvons définir combien et quels cycles celles-ci peuvent encore faire dans un cyclage réseau. Sachant que les cycles y sont beaucoup moins intenses que dans les voitures, elles peuvent servir encore plusieurs années.»

Illustration Éric Buche

Un réseau à renforcer

Le second impact fondamental concerne l’infrastructure même du réseau. «Nous avons besoin de plus de lignes. À tous les niveaux, de la très haute tension à la distribution, les lignes sont et seront utilisées à la limite de leurs capacités», prévient Mario Paolone. Dans un scénario sans nucléaire, avec une mobilité privée et le chauffage privé totalement électriques, il faudrait en Suisse autour de 40 GW de puissance de photovoltaïque de crête. Or le modèle du DESL montre que dès 13 GWc, le réseau de moyenne tension de distribution commence à être relativement congestionné. Il faut donc le renforcer et investir massivement.

Déployer des solutions de stockage local et décentralisé — par batterie donc — permettrait de réduire les besoins de renforcement du réseau. Pour ce faire, le DESL a développé des algorithmes d’optimisation capables de déterminer quels sont le renforcement du réseau et le stockage local nécessaires qui minimisent le coût pour toute la communauté en fonction de la quantité de photovoltaïque (PV) générée et de la demande dans le réseau local.

Mais un autre problème fait qu’on n’a pas encore la réponse sur le mix idéal, le système de stockage optimal et comment le régler. «Aujourd’hui, on a un système électrique stable et fiable, car on maîtrise la production et la planification des réseaux. C’est possible parce qu’on a relativement peu d’actifs à contrôler, souligne le professeur. Mais le défi est de maitriser un système où il y a des millions de systèmes de production complètement non contrôlables. Si l’on remplace 1 GW de puissance nucléaire par 5 GWc de panneaux photovoltaïques distribués et incontrôlables, comment récupérer ce contrôle? Le nombre de variables à contrôler va exploser. Techniquement, on a les moyens pour arriver à 100% de PV, mais cela demande un changement majeur de tous les systèmes de contrôle, de gestion des réseaux de transport et de distribution et des marchés de l’électricité.»

Finalement, un des leviers pour minimiser les besoins en stockage pourrait être de prendre le contrôle de la demande. «Si on arrive à contrôler la consommation, on arrive à presque tout faire», assure le professeur. Les plans de contrôle de la recharge des véhicules électriques, la recharge bidirectionnelle ou les tarifs variables en temps réel, par exemple, vont dans ce sens.

Illustration Éric Buche

À tous les niveaux, de la très haute tension à la distribution, les lignes sont et seront utilisées à la limite de leurs capacités”

Pas de transition sans soutien populaire

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Sarah Perrin
Les freins et barrières à la généralisation des technologies vertes, indispensable à la décarbonation de nos modes de vie, sont encore divers et nombreux. Pour mieux les lever, plusieurs chercheurs et chercheuses de l’EPFL les étudient. Tour d’horizon.

La plus efficace des technologies vertes n’aura que peu d’utilité si, une fois sortie du laboratoire, elle ne trouve pas sa place dans le concret de nos quotidiens. Or, aussi urgente soit-elle, la mise en œuvre des outils nécessaires à la décarbonation de nos sociétés se heurte encore à bon nombre de barrières et de freins. À l’EPFL, plusieurs chercheurs et chercheuses les étudient. Petit tour d’horizon non exhaustif.

La première difficulté est d’ordre économique. Le développement des nouvelles technologies et l’adaptation des structures demandent des investissements colossaux. C’est un chantier gigantesque, dans lequel il s’agit de repenser tout le circuit de l’énergie, de la production à la consommation, en passant par la transformation, l’acheminement et l’incitation à la sobriété, ceci très rapidement et sur de nombreux secteurs à la fois. Dans cette course, le système actuel, encore largement basé sur les énergies fossiles, résiste avec un double avantage, comme le relève Michaël Aklin, titulaire de la Chaire en politique publique et durabilité de l’EPFL: «Son atout est d’être en place et d’avoir pu s’installer sans jamais avoir à assumer les véritables coûts de ses effets négatifs, notamment sur l’environnement et le climat. C’est un peu comme si deux équipes de foot s’affrontaient sur un terrain qui penche nettement d’un côté…»

Illustration Éric Buche

Selon ce chercheur, les problèmes de synergie et de coordination constituent une autre catégorie d’entraves, souvent sous-estimée. «Pour s’implanter, une nouvelle technologie a besoin d’un écosystème autour d’elle, sous la forme d’entreprises pouvant fournir les composants, assembler les pièces, acheminer le produit, le faire connaître, etc. Or, plus cette technologie est innovante, plus elle fait craindre à un entrepreneur de se lancer, d’être seuls à prendre les risques, que les autres acteurs de la chaîne ne suivent pas. C’est le cas pour le secteur de l’hydrogène, où les sociétés se montrent encore frileuses.»

Illustration Éric Buche

Harmoniser les standards

Chercheuse au Laboratoire de relations humaines-environnementales dans les systèmes urbains de l’EPFL, Maria Anna Hecher a également constaté le défi que représentent les questions de coordination. Elle étudie comment les citoyens décident d’adopter les solutions renouvelables, telles que panneaux photovoltaïques, pompes à chaleur, véhicules électriques ou grilles d’optimisation de la consommation d’énergie (energy management system). Une étude menée en 2022 a mis au jour le manque d’harmonie des standards des différents systèmes proposés sur le marché. «Il y a beaucoup de spécialistes pour chaque technologie, mais très peu pour les intégrer les unes aux autres, décrit la chercheuse. Si vous souhaitez connecter votre installation photovoltaïque et votre véhicule électrique de la bonne manière, c’est encore difficile à l’heure actuelle.»

La troisième catégorie de freins, et pas des moindres, est d’ordre sociétal. La peur du changement et de l’inconnu a une grande force d’inertie et peut jouer un rôle au niveau collectif. À cela s’ajoute celle de perdre en richesse et pouvoir d’achat. La taxe carbone, passablement impopulaire, en est un bon exemple, cite Michaël Aklin.

L’étude menée par Maria Anna Hecher et ses collègues a établi le profil des privés qui ont décidé d’adopter des technologies vertes. Ce sont plutôt des familles, avec de bons revenus, un niveau d’éducation élevé, propriétaires de leur logement. Intéressés par la technologie, bien informés et engagés, souhaitant augmenter leur indépendance énergétique, ce groupe de précurseurs a la capacité financière et de décision pour agir. Ce qui n’est de loin pas le cas de tout le monde.

«Cette étude permet de connaître les motivations et obstacles à la transition, commente la scientifique, et de savoir ensuite comment lever les freins et toucher une plus vaste population.» Les fournisseurs d’énergie, les services publics et l’octroi de subventions sont des pivots essentiels pour toucher un plus large public et généraliser ces solutions. Et de noter que le fait que la Suisse soit un pays de locataires est une barrière non négligeable, faisant des gérances et propriétaires d’immeubles des acteurs de premier plan.

L’échange d’informations et la confiance sont également des éléments cruciaux, révèle l’étude. «Les précurseurs se sont généralement informés dans leur entourage personnel ou professionnel. Et plus ils s’adressaient à ces personnes, plus le degré de confiance était élevé, celui-ci augmentant encore avec la proximité sociale et géographique des entreprises. Des événements dédiés aux technologies vertes — salons, conférences, journées du bâti, etc. — permettent également de mieux connecter les différents acteurs de la transition.»

Le poids des intérêts «carbone»

Enfin, il y a les obstacles politiques. Certains sont inhérents aux institutions – un exemple bien suisse est le droit de référendum, qui offre aux citoyens un moyen de pression. «Un autre est l’accès inégal des groupes d’intérêts à la formulation des politiques publiques, ajoute Michaël Aklin. Ceux qui ont des ressources ou une forte capacité de mobilisation ont un avantage pour se faire entendre.»

Cette étude permet de connaître les motivations et obstacles à la transition et de savoir ensuite comment lever les freins et toucher une plus vaste population.”

Vers une Suisse verte

Oui, les objectifs les plus ambitieux que la Suisse s’est fixés pour 2035 en matière d’électricité verte sont réalistes. C’est la conclusion d’un rapport publié par le consortium EDGE, rassemblant les universités de Genève (Unige) et Berne (Unibe), le centre Climact de l’UNIL-l’EPFL et l’ETH Zurich.

Les scientifiques ont évalué plusieurs scénarios de production renouvelable — allant d’une capacité de 17 à 35 TWh par an, contre environ 6 TWh actuellement — en utilisant essentiellement un mix de solaire, d’éolien, de bois et de biogaz. La cible la plus haute représente environ la moitié de la demande d’électricité attendue en Suisse.

Trois axes sont proposés pour y parvenir: miser sur la diversité des technologies, le développement du solaire individuel et l’optimisation des infrastructures éoliennes et photovoltaïques. Quel que soit le scénario, les investissements sont conséquents, mais permettent également la création de nombreux emplois.

Plus sur le site du consortium: www.sweet-edge.ch

Infographie © Emphase Sàrl

Lien PDF

Infographie © Emphase Sàrl

«Ce qui compte, c’est de penser en système»

Photo Illustrations  par Éric Buche
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Texte | Propos recueillis par Emmanuel Barraud
Comme tout est connecté, les solutions doivent l’être également: tel est en substance le message de François Maréchal, professeur au Laboratoire d’ingénierie des processus industriels et des systèmes énergétiques de l’EPFL, qui prépare la nouvelle génération à construire un avenir fait d’efficience et d’innovation.

En dépit des engagements, les émissions de CO₂ continuent d’augmenter chaque année. Atteindre le «net zéro» en 2050 est-il une utopie?

François Maréchal: Pas du tout. C’est à notre portée. Il faut savoir que les prédictions telles que celles de l’Agence internationale de l’énergie, basées sur l’influence des grands acteurs énergétiques et leurs statistiques passées, ne tiennent pas compte de la révolution qui est en train de se jouer en particulier du côté de la production d’électricité décentralisée. Si on fait l’exercice de comparer leurs prédictions avec la situation réelle quelques années plus tard, on constate que leurs modèles ne sont pas toujours très bons.

Qu’est-ce que cela implique?

Ce que les prévisions n’intègrent pas, c’est que nous sortons progressivement du modèle dominant, dans lequel de gros producteurs et distributeurs d’énergie la vendent aux gentils consommateurs. Avec l’augmentation de la production solaire à domicile, ou à l’échelle de petites communautés, les cartes sont complètement rebattues. Il n’est déjà plus possible de produire un kWh moins cher avec du nucléaire qu’avec des renouvelables. Or ce n’est qu’un début, car la part de stockage à domicile ou dans les véhicules va aussi augmenter. Nous avons élaboré de nombreux modèles démontrant que l’autonomie énergétique est possible à l’échelle d’un quartier, d’une ville — voire d’un petit pays comme la Suisse (voir l’infographie). Nous ne sommes pas loin de pouvoir y arriver avec les technologies d’aujourd’hui, ce sera d’autant plus facile avec leurs évolutions.

Pouvez-vous donner un exemple?

Nous avons imaginé la transformation d’une filière industrielle existante vers un système totalement intégré. Dans le cadre d’un projet européen, nous avons pris l’exemple d’une fabrique de papier. Elle peut convertir ses déchets de bois, essentiellement la lignine, en carburant. Le CO₂ issu du processus de fabrication peut être récupéré et servir de base à la production de plus de carburant synthétique. Grâce à cette production de carburant, que l’on pourra stocker et retransformer, l’usine devient en elle-même une sorte de batterie saisonnière pour le stockage d’énergie renouvelable. Enfin, nous récupérons l’intégralité de la chaleur émise pour alimenter un réseau urbain de chaleur à basse température (17 °C).

Et tout cela sans faire exploser le prix du papier?

Au contraire! Il y a dans ce type de projet une zone où tout le monde est gagnant: le produit fini est moins cher, les carburants et la mobilité aussi, et la chaleur n’aura pas besoin d’être achetée à l’extérieur. Or cette méthode peut s’appliquer partout, dans de nombreux types d’industries — nous avons un tel projet avec Novelis, géant mondial de transformation de l’aluminium, pour son usine de Sierre. Et nous avons installé un grand démonstrateur pour la circulation de chaleur à 17 °C, véhiculée par du CO₂, dans les bâtiments d’Energypolis à Sion. Cela fonctionne parfaitement bien.

Les industriels sont-ils prêts à évoluer?

Tout l’intérêt de nos calculs, c’est qu’ils permettent de leur prouver qu’ils y trouveront leur compte. On tend encore à penser que la transition coûtera cher, mais c’est parce que l’on omet d’intégrer, dans l’équation, le coût social du CO₂ — à savoir ce que la nouvelle génération devra payer pour réparer les dégâts dus au changement climatique. Cela représente des sommes considérables — entre 100 et 600 francs par tonne de CO₂ émise — que nous «empruntons» à nos enfants et qu’ils devront rembourser pour remettre en état notre planète et la garder habitable. En outre, l’année 2022 nous a montré la grande volatilité que peuvent avoir les prix de l’énergie — pétrole, gaz ou uranium — quand on dépend largement de pays tels que la Russie. Mais c’est surtout la prise en compte de toute la chaîne de valeur en tant que système intégré qui permet de mettre en lumière tous les avantages de telles transitions.

C’est-à-dire?

Il s’agit d’élargir la focale et d’accepter un calcul de rentabilité sur 20 à 25 ans. Sur une telle durée, des industries qui, en plus de leur production propre, deviennent source de carburants et de chaleur, qui stockent de l’énergie pour répondre aux besoins saisonniers, qui revalorisent les «pertes» en optimisant tous les flux permettront en fin de compte de réduire la quantité d’énergie dont elles ont besoin. Donc moins d’éoliennes à installer! Mais cela doit être conçu de façon systémique, en réseau. Et cet objectif de sobriété, de diminution des besoins en énergie, doit aussi être présent à tous les échelons de la société — y compris au niveau des comportements individuels.

Comment faire en sorte que chacun sorte de son silo?

Il y a d’énormes opportunités pour les industriels, les gestionnaires et les financiers, mais nous devons leur apprendre à considérer l’ensemble du système, à mesurer les interactions entre chacun des points du réseau et à faire preuve de créativité. C’est exactement ce que vise notre nouveau programme de formation continue — un Master of advanced studies en ingénierie des systèmes énergétiques durables (Sustainable energy systems engineering) — qui établit les liens entre des questions purement énergétiques, des examens systémiques (analyse de cycle de vie), les technologies de décarbonation et les systèmes urbains. Nous pensons que former des ingénieurs capables d’organiser des projets à cette échelle-là est absolument essentiel.

Illustration Éric Buche

Reste la question du calendrier… 2050, c’est après-demain; or tous les pays du monde n’ont pas forcément les capacités — ni l’envie — d’investir dans la transition.

Là encore, les évolutions technologiques sont en train de redessiner les cartes. Nul n’aurait investi, il y a encore cinq ans, pour amener l’électricité dans un village isolé d’Afrique. Aujourd’hui, quelques panneaux et batteries installés à l’échelle d’une petite communauté peuvent la rendre autonome en électricité propre, pour un prix dérisoire. Cela n’a pas échappé aux Chinois, qui inondent les marchés de tels systèmes.

Dans les pays pauvres, les camions sont «tirés» pendant des dizaines d’années. Et le transport maritime est encore l’un des plus polluants qui soit. Comment décarboner ces secteurs?

Ces exemples illustrent ce qu’on appelle les cycles technologiques — il est exact qu’on ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Peu à peu, ces véhicules seront remplacés par des variantes propres. Mais cela peut être très long. Dans l’intervalle, on pourra diminuer leur impact avec des technologies telles que celle qui est développée ici par Qaptis, qui capture le CO₂ au niveau du pot d’échappement et le ramène à la station sous forme liquide pour pouvoir le revaloriser ensuite comme carburant renouvelable. Ce «retrofitting» évite de devoir remplacer les camions. Les carburants de synthèse, à bilan carbone neutre, pourront aussi remplacer peu à peu le diesel et prolonger la durée de vie de ces véhicules.

Et comment contrer les résistances politiques ou le travail de sape des lobbys du fossile?

Même les grands groupes pétroliers s’intéressent maintenant à ces questions. Nous avons mené un projet avec TotalEnergies pour imaginer ce que sera la raffinerie du futur: elle ne produira plus d’essence, mais probablement du kérosène de synthèse, et surtout des produits synthétiques qui peuvent s’avérer extrêmement précieux et qui valoriseront ce qui aujourd’hui est considéré comme du déchet. Ce n’est qu’un exemple. Nous avons constitué une grande base de données, disponible en libre accès (AIDRES), qui montre comment divers secteurs industriels particulièrement émetteurs — tels que la sidérurgie ou les cimenteries — peuvent atteindre le «zéro net». Elle a été présentée au Parlement européen, avec en parallèle une carte qui montre où sont ces industries — et comment on pourrait en faire de précieuses sources de CO₂ pour les produits de synthèse, la minéralisation ou la séquestration. C’est un long travail de persuasion, mais la pertinence de nos modèles, qui pointent vers des opérations rentables tout en gardant le «zéro net» comme objectif, finira par convaincre les décideurs.

Sur le long terme, les industries peuvent devenir sources de carburants et de chaleur!”

Illustration Éric Buche
Illustration Éric Buche