Dans une autre approche, différente bien que complémentaire, le centre Excellence in Africa (EXAF) entend plutôt établir des partenariats de longue durée avec d’autres universités, notamment dans le cadre de la formation en ligne, afin de leur permettre de mettre à profit les compétences de leur corps enseignant.
Des projets visant à étendre le champ d’influence de la science auprès des populations vulnérables existent également pour le corps estudiantin, à l’instar de ce que propose Ingénieurs du monde à l’EPFL.
L’Afrique, l’Amérique latine ou certaines contrées d’Asie sont les régions dans lesquelles le manque d’accès à ce que peut offrir la science est le plus criant. Ce n’est pas par hasard qu’elles ont été le creuset de plusieurs des projets que vous découvrirez dans ce dossier.
Ce qui pourra paraître plus surprenant, en revanche, c’est de voir à quel point un « retour de balancier » peut intéresser aussi les régions en paix ou davantage développées. « Qui ne voudrait pas d’un outil fiable, robuste, bon marché et pourtant tout aussi efficace que les équivalents du commerce ? » demande Klaus Schönenberger, directeur du centre EssentialTech de l’EPFL.
Notre dossier, par les exemples qu’il met en lumière, se veut surtout une source d’inspiration pour les scientifiques du monde entier. Elles et ils possèdent des compétences qui sont de nature à avoir un impact réel et important pour réduire la vulnérabilité de celles et ceux qui en souffrent. Nous proposons des pistes qui leur permettront de les mettre à contribution — pour le plus grand bénéfice de toute l’humanité.
Pour Klaus Schönenberger, père de l’initiative EssentialTech, l’EPFL était l’institution parfaite pour lancer ce concept. «L’EPFL est une université plutôt récente. Elle n’est donc pas contrainte par le poids de certaines traditions et par les conjectures. Pour autant, elle occupe une bonne place parmi les meilleures universités du monde, justifie le fondateur. Elle offre donc un environnement particulièrement innovant et dynamique, peut-être même le seul capable d’accueillir cette idée quelque peu radicale».
L’idée de l’initiative EssentialTech était la suivante: pour avoir un impact réel et durable, il est nécessaire, dès le début d’un projet académique, de prendre en considération les modalités et les défis impliqués par son déploiement. Une méthodologie spécifique, au service de cette théorie, a porté ses fruits puisque cette dernière a fait ses preuves. Ainsi on peut citer quelques succès: un système numérique à rayons X tout-en-un capable de résister aux surtensions; une prothèse de pied robuste, dynamique et abordable; au Mozambique, une entreprise à vocation sociale qui conduit les femmes enceintes jusqu’aux structures de santé, leur évitant de marcher sur de trop longues distances; un équipement de protection individuelle offrant un meilleur confort et plus de sécurité aux personnes engagées dans la lutte contre le virus Ebola.
Pour Nathalie Morandini Siegrist, responsable de la division développement durable d’EssentialTech, «il ne s’agit pas simplement de fournir un équipement médical et de repartir. L’objectif est de comprendre le contexte et de prendre en considération la chaîne de valeur dans son ensemble afin de mettre au point des technologies capables de créer l’impact social à grande échelle souhaité et les conditions propices à une initiative durable.»
Au fil du temps, l’équipe s’est aperçue tout en travaillant sur la question du développement durable qu’elle était confrontée à des problèmes liés à l’action humanitaire et à la promotion de la paix. Solomzi Makohliso, directeur adjoint d’EssentialTech, rappelle que «cette approche est parfois appelée le triple nexus humanitaire-développement-paix. On observe de nombreux liens entre ces domaines. D’où l’idée d’étendre nos activités. Ce besoin ne cesse de croître à mesure que le monde est fragilisé par le poids des crises environnementales et des conflits.»
Nathalie Morandini Siegrist ajoute: «En dressant le bilan de nos 10 années de travail, nous avons constaté que la même vulnérabilité que celle ciblée dans les pays à revenu faible et intermédiaire existe dans d’autres environnements. L’extrême pauvreté constitue une vulnérabilité mais il existe une définition plus large: il peut s’agir d’une exposition à des risques susceptibles de provoquer des dégâts inacceptables. Cela accroît notre potentiel d’impact.» La guerre en Ukraine a constitué une prise de conscience pour de nombreuses personnes, montrant à quel point une région peut se retrouver très rapidement en situation d’extrême vulnérabilité et à quel point cela impacte la planète entière. L’utilisation de solutions adaptées, comme des équipements médicaux autonomes en énergie, peut se révéler précieuse.
L’initiative EssentialTech adapte également ses activités pour intégrer de manière proactive et systématique la notion de développement durable. Selon Nathalie Morandini Siegrist, «le changement climatique pousse chacun d’entre nous à repenser la manière dont nous faisons les choses. Par exemple, en matière d’utilisation des ressources énergétiques. Nos propres projets doivent prendre en compte l’impact environnemental si nous voulons nous inscrire dans la durabilité à long terme.»
Solomzi Makohliso souligne le fait que les partenaires du centre évoluant dans des contextes vulnérables sont les principaux atouts pour répondre aux défis en matière de durabilité de l’environnement : «Ils comprennent parfaitement les défis auxquels nous sommes confrontés. Les contraintes existantes sont telles que la mise en œuvre d’une solution respectueuse de l’environnement est nécessaire pour tout simplement l’utiliser. Grâce aux liens tissés avec nos partenaires, nous travaillons main dans la main pour tester des solutions écologiques.»
Klaus Schönenberger met en garde sur le fait qu’il ne s’agit en aucun cas de créer une approche «low-tech»: «Prenez le système à rayons X. Il est robuste, tout-en-un, fiable et intuitif. Il est aussi numérique, ce qui permet de réduire les déchets et d’utiliser la télémédecine. Il est moins gourmand en énergie et résiste aux surtensions. En outre, son prix reste abordable. Qui n’a jamais rêvé de cela? Ce n’est pas de la «low-tech», mais une technologie intelligente! Des organisations implantées dans des régions à revenu élevé sont très intéressées par certaines de nos innovations.»
Grâce aux liens tissés avec nos partenaires, nous travaillons main dans la main pour tester des solutions écologiques.”
Les spécialistes du centre doivent de plus en plus souvent résoudre des problèmes globaux tout en devant former et conseiller dans des situations particulières. Ils et elles représentent le point de contact de l’EPFL pour la gestion et le fonctionnement de plusieurs alliances et initiatives interinstitutionnelles ayant pour objectif d’améliorer les conditions humaines et environnementales. L’initiative EssentialTech est également de plus en plus impliquée dans la formation et les études.
Sur le plan opérationnel, EssentialTech passe d’une approche centrée sur les technologies et le projet à une approche plus holistique basée sur des programmes, ce qui permet de proposer des solutions plus dynamiques avec un impact généralisé plus fort. Selon Solomzi Makohliso, «elle tire profit de la complémentarité existante entre certains de nos projets technologiques, mais c’est plus que cela».
Le programme des soins aux mamans et aux nourrissons illustre parfaitement cette nouvelle approche. En effet, le centre a passé plusieurs années à mettre au point une couveuse qui reste chaude jusqu’à quatre heures grâce à une batterie thermique (GlobalNeoNat) et un concentrateur d’oxygène robuste (GlobalO2). Et d’ajouter: «Si nécessaire, nous pouvons intégrer d’autres solutions comme une app mobile basée sur l’intelligence artificielle capable d’évaluer la taille et le poids des enfants ou une app apte à dépister le cancer du col de l’utérus. On pourrait aussi profiter des bénéfices apportés par des solutions sur lesquelles nous travaillons actuellement et dont les objectifs sont de corriger l’insuffisance rénale aiguë, d’améliorer la sécurité alimentaire, de répondre aux défis en matière d’eau et d’hygiène publique et de résoudre les problèmes liés au transport des médicaments et des vaccins respectant la chaîne du froid.»
Le programme mère/nourrisson nous amène à développer des modèles conçus spécialement pour la formation du personnel médical et technique travaillant en milieu hospitalier. Il privilégie la production des dispositifs au niveau local, créant des emplois et améliorant la stabilité économique. On pourra prendre en charge plus de nouveau-nés à risque sur leur lieu de naissance, ce qui permettra de les garder à proximité de leur mère et de réduire les risques associés aux transferts. Cela diminuera aussi la charge reposant sur les hôpitaux de référence, de sorte qu’ils pourront se concentrer sur les cas à risque. Le fonctionnement global du système en sera impacté de manière positive.
Les besoins humanitaires sont affectés de plusieurs façons par le changement climatique. Ce dernier contribue à l’augmentation des conflits liés à l’accès aux ressources et accentue les déplacements de populations. En parallèle, les interventions humanitaires ont souvent un fort impact sur l’environnement.Le Geneva Technical Hub est le résultat d’un partenariat, soutenu par la Direction du développement et de la coopération (DDC), entre l’EPFL, l’ETH Zurich, l’Eawag et l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Les équipes de recherche travaillent à l’élaboration de solutions aux questions environnementales afin d’améliorer les conditions de vie des populations réfugiées, des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et des communautés d’accueil.Cara Tobin, chargée de projets pour EssentialTech, explique: «L’UNHCR estime que, sur l’ensemble des repas préparés par les personnes déplacées, 85% sont faits de manière non durable, principalement à l’aide de bois de chauffage ramassé. Les conséquences sont la déforestation ainsi qu’une myriade d’autres problèmes, y compris de santé (inhalation de fumées lors du traitement du charbon ou de la cuisine) et de sécurité (risques pour les femmes et les enfants ramassant du bois). Tout cela peut créer des tensions et des conflits avec les communautés d’accueil.»
Cara Tobin travaille avec une équipe de l’EPFL au développement d’une application permettant d’estimer les économies de gaz à effet de serre proposées par des technologies solaires hors réseau et de cuisine propre afin de réduire la pression sur les ressources naturelles et promouvoir l’application de bonnes pratiques environnementales à grande échelle. Une première version du calculateur de gaz à effet de serre est terminée, ainsi que deux applications créées par d’autres équipes: un outil pour évaluer la durabilité des abris d’urgence et un outil d’aide à la prise de décision dans le cadre de la planification énergétique.
L’UNHCR estime que, sur l’ensemble des repas préparés par les personnes déplacées, 85% sont faits de manière non durable, principalement à l’aide de bois de chauffage ramassé.”
«L’EPFL compte de nombreuses personnes très compétentes dans un vaste domaine réunissant les sciences et l’ingénierie, explique Grégoire Castella, responsable de la Division humanitaire du centre EssentialTech de l’EPFL. Pour EssentialTech, il est capital de faire le lien entre l’humanitaire et l’universitaire par la mise en place et la gestion d’une collaboration qui profite aux deux parties: le secteur humanitaire peut accéder à une expertise technique de pointe et les scientifiques repèrent des situations concrètes où la société peut bénéficier d’un impact positif. Dans ce domaine, l’idée n’est pas de mettre au point une invention, puis de la vendre. Le besoin précède la solution, et il est impossible de le cerner parfaitement depuis un laboratoire.»
En 2014, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a fait appel à l’EPFL afin de trouver une solution pour fournir des prothèses de pied de meilleure qualité aux personnes en ayant besoin. Pour mettre au point le pied prothétique Agilis, EssentialTech s’est associé au Laboratoire de mise en œuvre de composites à haute performance (LPAC), au Laboratoire de mesure et d’analyse des mouvements (LMAM) et au Laboratoire de mécanique appliquée et d’analyse de fiabilité (LMAF).
Véronique Michaud, responsable du LPAC, explique: «La collaboration étroite avec le CICR nous a permis de comprendre les besoins spécifiques de ces personnes, qui diffèrent de ceux des populations des pays développés. Si la prothèse devait être légère et dynamique, elle devait également répondre à toutes les exigences en matière de durabilité et de résistance à l’usure, tout en étant adaptée aux conditions d’utilisation sur place. Le prix devait être abordable. C’était notre objectif, et cette contrainte a influencé chaque décision prise concernant le choix des matériaux, la conception et la fabrication. Pour réussir, nous avons clairement dû sortir des sentiers battus.»
Ces derniers temps, le domaine du numérique est au cœur de bien des défis et opportunités pour les organisations humanitaires. Le CICR, Médecins sans frontières (MSF) et l’EPFL ont uni leurs forces pour créer un cours en ligne ouvert à tous (MOOC) intitulé «Humanitarian action in the digital age» (L’action humanitaire à l’ère du numérique). Plus de 30 intervenants et intervenantes (à la fois spécialistes du numérique et membres du secteur humanitaire) ont participé à ce MOOC, qui devrait sortir début 2023.
Philippe Stoll, délégué senior techplomatie au CICR, a contribué à la conception et à la présentation de ce cours. Il explique: «Au CICR, nous constatons que le numérique a une influence de plus en plus forte sur les conflits armés, les organisations humanitaires et, surtout, sur les populations. Pour éviter les conséquences fâcheuses, nous avons donc dû transmettre à notre personnel de terrain des connaissances de base sur les technologies et sur les principes éthiques.»
Au CICR, nous constatons que le numérique a une influence de plus en plus forte sur les conflits armés, les organisations humanitaires et, surtout, sur les populations.”
Les solutions qui ont un impact concret nécessitent des points de vue et une expertise multiples. Véronique Michaud prend l’exemple de la prothèse Agilis: «Pour rendre une prothèse bon marché, légère et flexible, il est essentiel que les matériaux et les méthodes de traitement soient innovants et que les notions de mécanique et de biomécanique soient parfaitement maîtrisées; aucun laboratoire seul ne propose cela. Ces considérations viennent bien avant tout autre besoin, tel que le test sur le terrain ou la promotion du produit.»
«Plusieurs institutions sont généralement impliquées lors d’une collaboration pluridisciplinaire, précise Grégoire Castella. Si nous travaillons avec des partenaires dans le monde entier, pour les trois divisions d’EssentialTech (dont la mission est de répondre aux besoins connexes dans les domaines du développement durable, de l’action humanitaire et de la promotion de la paix), il est crucial de s’associer non seulement aux institutions et aux organisations travaillant dans des contextes difficiles, mais également aux populations concernées.»
Il cite l’exemple d’un partenaire de longue date, le Centre kenyan de santé publique et de développement (CPHD). «Le CPHD participe actuellement à un programme visant à améliorer la santé des mères et des enfants en situation de vulnérabilité. Il est impliqué dans chaque étape du développement et réalisera des tests sur le terrain au Kenya. Ces solutions sont importantes aussi bien pour les communautés à faible revenu que pour les interventions humanitaires.»
Le besoin précède la solution, et il est impossible de le cerner parfaitement depuis un laboratoire.”
«Les avancées rapides dans les domaines de la science et de la technologie sont une aubaine, car elles permettent aux innovations d’engendrer un impact plus grand sur le plan humanitaire», affirme Gilles Carbonnier, vice-président du CICR. À cette fin, l’organisation renommée s’est associée à l’EPFL et à l’ETH Zurich dans le cadre d’une initiative intitulée «Engineering for Humanitarian Action».
Deux séries de projets de l’EPFL et de l’ETH (12 au total) ont déjà été financées, et les résultats de la première bénéficient déjà au CICR. Un troisième appel à propositions a été lancé et les projets seront sélectionnés début 2023.
Le président de l’EPFL, Martin Vetterli, se réjouit : «Nous sommes impatients de voir l’impact réel des projets déjà terminés ou en cours, mais également de découvrir les nouvelles propositions. Malgré cette période incertaine, nos chercheuses et chercheurs sont plus que jamais déterminés à apporter leur pierre à l’édifice d’un monde meilleur.»
L’EPFL et l’ETH Zurich aident le CICR à améliorer la durabilité environnementale des bâtiments de santé et des autres infrastructures essentielles lors de leur construction. Les scientifiques ont développé un logiciel sur mesure proposant des listes de contrôle, des visualisations et des indicateurs pour montrer comment les décisions en matière de planification peuvent avoir un impact sur la durabilité d’un bâtiment.
Laboratoire de construction et architecture (EPFL); Construction durable (ETH Zurich)
La désinformation et les discours haineux sont des outils fréquemment utilisés pour alimenter les tensions religieuses et interethniques et inciter à la violence (y compris à l’encontre des organisations humanitaires). Ce projet élabore des méthodes techniques pour suivre et combattre ce problème. En s’intéressant aux stratégies d’attaque utilisées, il est possible d’obtenir plus d’informations et d’éviter les récidives.
Laboratoire de systèmes d’information répartis (EPFL)
En cas d’urgence, la distribution équitable de l’aide se confronte à un problème: beaucoup de personnes ayant recours à l’aide humanitaire n’ont aucune pièce d’identité. Pour y remédier, il est possible d’utiliser des données biométriques (caractéristiques physiques, telles que les empreintes ou la reconnaissance de l’iris). Cependant, cette pratique soulève d’importantes questions de confidentialité. Le laboratoire Spring de l’EPFL a mis au point un système permettant d’éviter le recueil massif de données afin de protéger les droits des personnes et de minimiser les risques de fuites de données.
Laboratoire d’ingénieriede sécurité et privacy (EPFL)
Dans la majorité des zones où travaille le CICR, il n’existe aucun recensement récent et fiable pour faciliter les interventions. Ce projet utilise l’intelligence artificielle pour agréger plusieurs sources de données telles que le nombre et la taille des constructions, la densité des réseaux routiers ou le rapport entre les surfaces boisées et construites, afin de connaître la densité de population même en l’absence de tout recensement officiel. Ce programme, qui permet d’obtenir des indications précises sur des zones d’un hectare, a été testé avec succès sur plusieurs pays d’Afrique. Une application, facilement utilisable par les employés du CICR, est actuellement en développement.
Laboratoire de science computationnelle pour l’environnement et l’observation de la Terre (EPFL) et Chaire de photogrammétrie et télédétection (ETHZ)
L’objectif de la PeaceTech est, d’une part, d’éviter que les technologies ne soient un élément déclencheur (de manière intentionnelle ou autre) de la violence et du conflit et, d’autre part, de tirer parti des technologies afin d’encourager la sécurité et la paix dans le monde.
Pour Johan Galtung, sociologue considéré comme le père des études modernes sur la paix, le concept de «paix» ne renvoie plus seulement à l’absence de violence et de conflit, mais à des attitudes, des institutions et des structures qui fondent, ensemble, des sociétés pacifiques. Les violences directe, structurelle et culturelle sont les trois éléments constitutifs de cette notion de violence. Au sommet de la pyramide, on trouve la violence directe: c’est l’élément le plus petit, mais il est visible et intentionnel. À la base, on trouve les violences culturelle et structurelle: ce sont les causes sous-jacentes, généralement invisibles.
La PeaceTech permet de tirer parti de la technologie pour agir sur ces trois formes de violence. Les chercheurs et chercheuses du Humanitarian Research Lab (HRL) de l’Université de Yale utilisent des images satellite et radar pour obtenir des informations sur l’invasion russe en Ukraine afin d’identifier les sites potentiels de crimes de guerre. Le groupe d’enquête Bellingcat, constitué de journalistes professionnels ou bénévoles, écume les médias sociaux à la recherche d’indices de crimes et de violations des droits de l’homme. Il réalise de nombreuses publications présentant ses techniques afin que d’autres puissent les appliquer.
On peut ramener le concept de violence structurelle à celui d’injustice sociale. La concurrence pour les ressources est un phénomène qui y est souvent associé. Celle-ci peut être atténuée en soutenant les populations vulnérables avec des technologies essentielles permettant l’accès à la nourriture, à l’eau, à l’énergie, aux soins de santé, au logement, aux transports et aux communications.
Enfin, des technologies numériques de pointe peuvent être utilisées pour combattre la violence culturelle. De nos jours, ce type de violence se retrouve souvent sur Internet (mais pas seulement). Il est possible d’utiliser l’intelligence artificielle, des bots informatiques et de la blockchain pour suivre, analyser, combattre et prévenir l’accélération de la désinformation ainsi que de la polarisation en ligne. Ces outils permettent également de vérifier et d’identifier les informations fiables.
La Suisse, pays neutre de longue date, est connue pour être investie dans la promotion de la paix. L’EPFL fait désormais partie d’une alliance pluridisciplinaire qui s’inscrit dans cette tradition en menant des recherches et en mettant au point des solutions concrètes dans le domaine des technologies dédiées à la paix.
L’Alliance suisse PeaceTech est un partenariat entre l’EPFL, l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève et la Plateforme de Genève pour la consolidation de la paix. Elle bénéficie du soutien de la Division paix et droits de l’homme du Département fédéral des affaires étrangères. Cette alliance s’appuie sur les compétences d’excellence de l’EPFL dans les domaines des technologies et l’expertise de l’IHEID en affaires et relations internationales, ainsi qu’en développement international. La Plateforme de Genève pour la consolidation de la paix est un « pôle de connaissances » multiorganisationnel qui facilite le réseautage entre les acteurs pour la paix, en Suisse et dans le monde.
Le président de l’EPFL, Martin Vetterli, explique: «L’expertise et le leadership dans le domaine des sciences et des technologies dures sont évidemment nécessaires à l’innovation technologique pour la PeaceTech. Toutefois, pour qu’elle soit mise en œuvre efficacement, de solides connaissances en sciences sociales sont également indispensables.»
En plus de concevoir des technologies pour la promotion de la paix, l’Alliance souhaite encourager le partage, entre les différentes parties prenantes, des connaissances nécessaires à la conception et à l’application de ces technologies, et à l’évaluation de leur utilisation. Elle réalisera également un suivi de la durabilité et des effets à long terme des technologies dans le cadre de la consolidation et du rétablissement de la paix et de la prévention de la violence.
L’Alliance suisse PeaceTech lance sa première initiative, dont l’objectif est de désamorcer la polarisation en ligne à l’aide d’une stratégie basée sur l’intelligence artificielle. Le Laboratoire de systèmes d’information répartis de l’EPFL, dirigé par le professeur Karl Aberer, sera chargé du projet avec les partenaires de l’alliance et le soutien de réseaux externes clés.
Le centre EssentialTech de l’EPFL et l’IHEID feront office de coordinateurs opérationnels. Mariazel Maqueda-López, responsable de la division PeaceTech du centre EssentialTech, explique: «En mettant en relation les spécialistes des institutions partenaires et d’ailleurs, nous établissons un groupe de référence pluridisciplinaire afin de soutenir les initiatives du domaine de la PeaceTech dans le monde entier.»
L’expertise et le leadership dans le domaine des sciences et des technologies dures sont évidemment nécessaires à l’innovation technologique pour la PeaceTech.”
La division PeaceTech du centre EssentialTech de l’EPFL s’intéresse à la manière de mettre à profit l’expertise de l’EPFL et de la Suisse pour aider l’Ukraine à se reconstruire une fois la guerre terminée.
Artem Gladkykh a rejoint l’équipe d’EssentialTech à l’EPFL en tant que chargé de projets de la division PeaceTech. Sa mission était d’évaluer comment l’expertise critique de l’université pourrait être utilisée dans le cadre de la reconstruction. «Pour EssentialTech, l’objectif est ambitieux: contribuer à l’action humanitaire de promotion de la paix. Grâce à nos nombreux partenaires en Ukraine (notamment des agences des Nations unies, des organisations internationales non gouvernementales [OING] et des entités gouvernementales), nous avons réussi à définir certaines notions clés qui seront la base de futurs efforts. Ces notions s’appuient sur les capacités du centre et les réalisations de la décennie écoulée», précise-t-il.
Actuellement, les recherches d’EssentialTech montrent que les connaissances de l’EPFL pourraient servir à répondre aux questions de déminage, de sécurité énergétique, d’écosécurité et de soins de santé. En octobre 2022, Artem Gladkykh a présenté les premiers résultats à l’occasion de la Semaine de la paix de Genève. Pour aller de l’avant, l’équipe a organisé, début décembre, un petit atelier avec des experts clés de l’Ukraine afin d’identifier des besoins spécifiques non traités dans les domaines de la science et de la technologie.
Artem Gladkykh est venu à l’EPFL dans le cadre d’un programme visant à faciliter l’intégration, par le biais de contrats temporaires, des Ukrainiennes et Ukrainiens déplacés. Son expertise était parfaitement adaptée au centre EssentialTech: titulaire d’un Bachelor en gestion des affaires économiques étrangères, il a travaillé dans le secteur humanitaire international après l’obtention, il y a huit ans, de son diplôme à l’Université de gestion de Donetsk. «La fin de mes études a été interrompue en 2014 en raison de la révolution de Maïdan, qui a entraîné l’annexion de la péninsule de Crimée et le conflit armé dans l’est de l’Ukraine, poursuit Artem Gladkykh. Je n’étais même pas sûr d’obtenir mon diplôme, mais je l’ai finalement eu. Après cela, deux choix s’offraient à moi: m’engager dans l’armée ou rejoindre le secteur humanitaire. De nombreuses OING s’installaient dans le pays à cette époque et le travail humanitaire correspondait parfaitement à mes études. Comme je ne peux pas faire de mal à une mouche, je me suis rendu à l’évidence.»
«Ce printemps, lorsque des bombardements intensifs ont eu lieu à 100 mètres de chez moi, je savais qu’un nouveau choix s’imposait. Étant donné mon passé dans les secteurs de l’humanitaire et du développement, la Suisse s’est imposée comme destination.» À l’issue de sa mission temporaire pour EssentialTech, Artem Gladkykh a pris des fonctions à la Commission économique des Nations unies pour l’Europe.
Ce printemps, lorsque des bombardements intensifs ont eu lieu à 100 mètres de chez moi, je savais qu’un nouveau choix s’imposait. Étant donné mon passé dans les secteurs de l’humanitaire et du développement, la Suisse s’est imposée comme destination.”
Sud de la Tunisie, au crépuscule: cet Androctonus australis Hector, scorpion le plus mortel du monde, qui émerge de son terrier pour chasser ne le sait pas encore, mais il participera, peut-être, à la découverte d’un médicament contre la maladie de Parkinson. Capturé par l’un des nombreux chasseurs de scorpions de la région, son venin a de grandes chances de se retrouver dans les éprouvettes d’Inès Bini, au Laboratoire des biomolécules, venins et applications théranostiques de l’Institut Pasteur de Tunis (IPT). Guérir les troubles moteurs et cognitifs grâce à des scorpions et des vipères, c’est l’hypothèse très sérieuse de la professeure assistante en physiologie à l’IPT, dirigé par le professeur Hechmi Louzir. Depuis août 2021, la quadragénaire travaille sur ce projet en équipe avec le professeur Hilal Lashuel, directeur du Laboratoire de biologie moléculaire et chimique de la neurodégénérescence de l’EPFL.
«Pour le moment, nous avons testé l’effet de deux peptides non toxiques, P1 et P2 du venin du scorpion Androctonus australis Hector, sur des modèles cellulaires de la maladie de Parkinson dans les laboratoires de l’EPFL. Nous avons obtenu des résultats fort intéressants, qui restent encore à confirmer. Ensuite, nous allons nous pencher sur les molécules de venin de Macrovipera lebetina [vipère lébétine]», détaille Inès Bini.
Les venins de l’Androctonus australis Hector et de son amie reptilienne, tout aussi mortelle, possèdent des molécules qui ciblent, respectivement, les canaux potassiques (qui permettent le passage du potassium) et les intégrines (récepteurs membranaires) impliqués dans la propagation de la protéine alpha-synucléine malformée, responsable de la maladie de Parkinson. Inès Bini et son équipe vont donc tenter, durant les quatre à cinq ans du programme, d’isoler, de purifier et de caractériser les molécules non toxiques des venins avant de les utiliser pour stabiliser l’environnement de l’alpha-synucléine et empêcher ainsi que cette dernière ne s’agrège pour former des corps de Lewy au niveau du cerveau, induisant de ce fait la maladie de Parkinson.
L’hypothèse de la scientifique ne vient pas d’une intuition subite. Elle est le fruit de 35 ans de recherche des scientifiques du Laboratoire des biomolécules, venins et applications théranostiques (LBVAT) de l’Institut Pasteur de Tunis. Les molécules P1 et P2 ont été découvertes en 2005 par Najet Srairi-Abid, aujourd’hui cheffe du LBVAT. Inutile donc de préciser que la professeure se montre particulièrement impliquée dans les travaux d’Inès Bini et de Hilal Lashuel. Najet Srairi-Abid garde dans une armoire de son bureau des échantillons lyophilisés de venins de scorpion: «C’est une matière première très précieuse.» L’Institut Pasteur de Tunis s’en procure une fois dans l’année. Les vendeurs, qui ont passé des semaines à chasser les arachnides dans les terres semi-arides et désertiques du Sud tunisien, se rendent, à l’été, directement dans le prestigieux institut, au cœur de Tunis, pour vendre leur précieuse récolte.
Pour le venin de serpent, c’est plus simple. Il suffit de se rendre dans le serpentarium de l’Institut Pasteur, dans le quartier de la Soukra, à 13 km au nord du centre de Tunis. Là, une dizaine de serpents dont cinq vipères lébétines sont à disposition des chercheurs. «L’Institut Pasteur a codéposé en 2016 un brevet international sur un inhibiteur de néovascularisation issu du venin de la Macrovipera lebetina qui, couplé à la thérapie actuelle, améliorerait le traitement contre la DMLA [dégénérescence maculaire liée à l’âge]», détaille la professeure Naziha Marrakchi, co-inventrice avec la docteure Erij Messadi de l’inhibiteur en question et responsable du programme Biomolécules antitumorales, antiangiogéniques et/ou proapoptotiques à l’Institut Pasteur.
Avec 30 à 40’000 envenimations par an, la Tunisie ne manque pas de poisons de toutes sortes. La vocation historique du Laboratoire des biomolécules, venins et applications théranostiques est d’ailleurs d’y trouver un remède. Le problème réside dans «les phases cliniques non accessibles, car cela ne concerne pas assez de personnes pour que les laboratoires s’y intéressent», déplore Najet Srairi-Abid. Le partenariat avec l’EPFL permettra à l’Institut Pasteur de passer à une dimension thérapeutique et matérielle supérieure. Les paillasses du LBVAT accueilleront ainsi prochainement un microscope confocal, une première dans le pays. «Nous pourrons analyser les effets des molécules du venin de vipère lébétine sur des modèles cellulaires de la maladie de Parkinson directement ici, à Tunis», se réjouit Inès Bini.
Nous pourrons analyser les effets des molécules du venin de vipère lébétine sur des modèles cellulaires de la maladie de Parkinson directement ici, à Tunis.”
Le centre Excellence in Africa (EXAF) de l’EPFL mise sur le numérique et l’excellence pour promouvoir la recherche, l’éducation et l’innovation sur le continent africain.
«Il faut sortir du regard condescendant néocolonialiste et de son côté Tintin au Congo. Nous devons parler au même niveau et rechercher la même chose : l’excellence.» Quand il s’agit de collaboration scientifique avec l’Afrique, Jérôme Chenal, directeur académique du centre Excellence in Africa (EXAF), n’y va pas par quatre chemins: «Il faut créer des conditions qui permettent de faire de la recherche d’excellence. Sortir de l’afro-pessimisme des dernières décennies.»
Comment? Tout a commencé par un partenariat entre l’EPFL et l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) au Maroc pour des projets d’excellence en Afrique. À peine signé, l’arrivée du Covid permet de concrétiser un premier projet: une nouvelle plateforme de cours en ligne pour mettre gratuitement des MOOCS de l’EPFL à disposition des étudiantes et étudiants africains. Mais l’ambition est dès l’origine plus vaste. Il s’agit de créer des centres de compétences en éducation numérique. À ce jour, 12 universités, sélectionnées sur dossier, ont déjà reçu le soutien nécessaire pour transformer leurs programmes d’enseignement en intégrant des méthodes numériques.
Le centre EXAF a aussi pour ambition de soutenir les doctorats de 100 étudiants et étudiantes talentueux. Les 10 premiers ont été choisis, ils bénéficient d’un soutien financier ainsi que de la cosupervision d’un ou d’une professeure de l’EPFL. La promotion d’une relève d’excellence en Afrique passe également par la création de tandems scientifiques, unissant un ou une jeune professeure avec un ou une collègue de l’EPFL pour des projets collaboratifs d’une durée de 4 à 5 ans, tels que celui décrit ci-dessus. Le deuxième appel à projets vient de se terminer.
L’excellence en Afrique passe aussi par des initiatives comme l’African Cities Lab (voir ci-dessous), qui vise à créer une plateforme d’éducation numérique et des MOOCS sur le développement urbain en Afrique. Les universités et les acteurs concernés disposent ainsi d’un forum d’échange pour discuter du développement urbain dans tous ses aspects, que ce soit la sécurité alimentaire, l’énergie, la mobilité, les îlots de chaleur ou l’environnement.
Un homme arpente une ruelle étroite, pensée pour protéger les passants du soleil. Pris d’un doute, il s’assure qu’il a bien éteint son climatiseur en vérifiant en temps réel sa consommation d’électricité sur son téléphone portable. Rassuré, il arrive chez son ami, une maison en briques argileuses consolidées par de la paille («Toub»), un isolant efficace et peu onéreux. Voici le genre de scène, s’inspirant des expériences passées locales (l’urbanisme de la médina de Tunis (VIIe siècle) et la construction des bâtisses du Sud algérien au XIe siècle) et des technologies de pointe, qui est modélisé actuellement à l’Institut supérieur des technologies de l’environnement, de l’urbanisme et du bâtiment de Tunis (Isteub). Soutenue par le projet African Cities Lab du centre EXAF de l’EPFL, l’équipe enseignante de l’Isteub, intégré à l’Université de Carthage de la capitale tunisienne, conçoit un MOOC centré sur l’habitat résilient, qui sera en ligne au printemps 2023.
Réchauffement climatique, arrivée massive d’habitants due à l’exode rurale et à l’immigration Sud-Sud, constructions informelles: les grandes villes africaines sont soumises à des défis de développement communs. «Les 20 heures du MOOC, réparties sur cinq semaines, seront divisées en deux volets: le premier qui posera les problématiques de l’habitat en Tunisie et en Afrique et, surtout, le second, qui proposera des solutions possibles», détaille Olfa ben Medien, directrice des études et des stages à l’Isteub. Pour le professeur Fakhreddine Oueslati, il est évident, par exemple, que les lignes courbes (voûtes et coupoles) caractéristiques des architectures nord-africaines s’inspirant de la nature («l’angle droit n’existe pas naturellement», rappelle-t-il) sont déclinables sur le continent afin d’améliorer l’acoustique et l’isolation des maisons.
L’EPFL a formé, à distance, les professeurs impliqués dans la création de ce MOOC à travers quatre séances de 2 heures. Douze autres universités africaines ont été sélectionnées et formées dans le cadre du projet African Cities Lab, pour élaborer leur formation en ligne sur le thème du développement urbain durable. Ces MOOCS seront une ressource éducative et un forum d’échange pour les étudiantes, étudiants et les professeures et professeurs.
En parallèle, l’EPFL a financé et appuyé pédagogiquement un projet de formation hybride avec l’Isteub. À travers des webinaires et des ateliers en présentiel, l’Institut forme des agents communaux et des opérateurs publics sur les enjeux des ressources naturelles et patrimoniales des villes secondaires, groupements urbains situés à cheval entre la campagne et une grande agglomération.
L’angle droit n’existe pas naturellement”
Dans le cursus des études de Master de l’EPFL, il y a le stage obligatoire. De deux à six mois, il impose aux futurs ingénieures et ingénieurs de se confronter à la réalité pratique, d’aller sur le terrain. Pour Basile Pasquale, l’expérience a pris le chemin d’un petit village en Inde, après avoir croisé la route d’Ingénieur·e·s du monde (voir ci-dessous), qui propose des stages à l’étranger aux étudiantes et étudiants de l’EPFL et de l’UNIL.
«Je n’étais jamais parti seul et j’avais envie de découvrir autre chose, une culture que je ne connaissais pas, tout en faisant quelque chose d’utile qui était dans mes cordes», résume l’étudiant en deuxième année de Master en robotique à l’EPFL. Ces ingrédients se sont trouvés rassemblés dans un stage de deux mois auprès de Vigyan Ashram, dans le village de Pabal, 10’000 habitants, à 175 km de Mumbai. Cette organisation non gouvernementale, qui se présente comme un grand campus spécialisé dans la formation en technologies rurales, applique la philosophie gandhienne de «l’apprentissage par la pratique». Des jeunes, entre 15 et 20 ans, y développent ainsi durant un an des compétences de base en agriculture, élevage, ingénierie, environnement, énergie, santé… dans des serres, des champs et des ateliers. Parallèlement, des stagiaires universitaires, locaux ou internationaux, peuvent s’y former en transformant des idées en produits utiles à la société.
Après avoir eu quelques sueurs froides pour obtenir son visa, c’est là qu’atterrit Basile début septembre, au milieu de 80 étudiantes et étudiants venus pour «développer et apprendre». Chaque étudiant a son projet et essaie de le mener jusqu’au bout. Durant son séjour, Basile en poursuit deux. Le premier est un exosquelette qui soulage les membres sollicités lors de certaines tâches manuelles. Il a ainsi dessiné et conçu un dispositif pour les membres inférieurs afin de faciliter la manutention de charges lourdes. Très vite, Basile réalise que s’il a un bagage théorique plus solide que les étudiants indiens, eux ont une meilleure approche pratique, plus empirique. Il apprend à percer et souder. Et, avec les moyens du bord (des ressorts usagés, des bouts de ficelle, des barres de métal rouillé, des morceaux de canalisation et d’isolation, des serre-joints…), il construit un dispositif passif plutôt satisfaisant.
Son autre projet vise l’automatisation des mesures de température et d’humidité dans les serres de culture afin d’améliorer les rendements. Des solutions commerciales existent, mais à des coûts prohibitifs pour les exploitants. Basile a donc reproduit le système avec des moyens bon marché. Les relevés étant jusqu’alors effectués de façon manuelle, l’étudiant a installé des capteurs reliés à un ordinateur afin de pouvoir consulter les valeurs en temps réel et actionner les brumisateurs ou ventilateurs quand nécessaire. «Je voulais vraiment faire quelque chose de durable. Il me tenait à cœur d’apprendre tout en faisant quelque chose d’utile qui restera après mon départ. C’est d’autant plus gratifiant.»
L’expérience s’est révélée aussi riche humainement. «Bien sûr, mon séjour a confirmé un certain nombre de clichés que l’on peut avoir sur l’Inde. Mais, bien que le seul étranger dans le village, très vite les gens m’ont intégré. J’ai rencontré des personnes particulièrement gentilles et pas seulement parce que j’étais un étranger.» Le séjour à Vigyan Ashram implique aussi de se conformer à la philosophie du lieu («une vie simple et une pensée élevée») ainsi qu’à sa discipline de vie comprenant notamment la prière du matin, la méditation du soir, la nourriture simple et végétarienne ou le confort modeste.
«C’était comme deux mois hors du temps et des virées étudiantes, dans le calme et l’apaisement. J’ai envie de conserver une part de ce rythme de vie.» Une autre chose que Basile a ramenée d’Inde, c’est son envie d’y retourner, plus longtemps, avant d’entrer dans le tourbillon de la vie active.
C’était comme deux mois hors du temps et des virées étudiantes, dans le calme et l’apaisement. J’ai envie de conserver une part de ce rythme de vie.”
Réduire les inégalités en travaillant avec les gens sur place. C’est ce que vise l’association d’étudiantes et étudiants de l’EPFL et de l’Université de Lausanne, Ingénieur·e·s du monde (IdM).
Leur engagement passe par des conférences, des semaines d’action (en mars prochain), une présence sur les réseaux sociaux et des offres de stage à l’étranger. L’étranger commence aux frontières de la Suisse. Pas que tout y soit parfait, mais c’est à cette condition que les bourses, financées par le centre EssentialTech, sont octroyées.
«On peut faire quelque chose pour réduire les inégalités dans tous les pays», rappelle Iléane Lefevre, secrétaire générale de l’association Ingénieur·e·s du monde et étudiante de Master en science des matériaux. «Nous ne faisons pas de différenciation entre les pays. La problématique dépend du contexte du pays et la sélection se fait en fonction des problématiques.» Les stages s’adressent à tous les profils, que ce soit pour acquérir une expérience de terrain durant un été ou réaliser un projet de semestre ou de Master. Ce peut être pour travailler à un filtre contre les pollutions d’une usine en Italie, un projet d’ingénierie solaire en France ou un climatiseur solaire au Nigeria, étudier l’environnement obésogène au Mexique ou l’habitat social au Chili.
Le stage peut être crédité ou non, selon la section de l’étudiante ou de l’étudiant. Dans les faits, la moitié le sont, les autres sont volontaires. Le covid a certes freiné les échanges, mais les partenariats reprennent. «Avec notre budget, nous essayons d’offrir un maximum de bourses chaque année, soit entre 20 et 25», explique Iléane. De multiples formats sont possibles et proposés, à l’initiative des structures d’accueil, des institutions comme des étudiantes et étudiants eux-mêmes. Et à ce jour, il y a encore de jolies expériences à vivre pour celles et ceux que cela intéresse.
En 35 ans d’existence, l’association n’a eu de cesse de contribuer à la formation des ingénieures et ingénieurs dans le domaine du développement durable et d’œuvrer pour un monde plus équitable. Une tâche que les membres adaptent aussi à l’association. «Nous essayons de faire les choses au mieux pour respecter nos engagements sociaux et écologiques, assure Iléane. Par exemple, quand le stage est en Europe, le ou la stagiaire y va en train. Pour les voyages en avion, on compense les émissions de carbone.»
Nous essayons de faire les choses au mieux pour respecter nos engagements sociaux et écologiques.”
EssentialTech fête ses 10 ans. Joyeux anniversaire !
Klaus Schönenberger : Merci, je ne reviens toujours pas de l’accueil que nous avons reçu ici à l’EPFL il y a 10 ans. Nous avions dès l’origine une approche que l’on pourrait qualifier d’hérétique; en effet nous proposions que pour tous nos projets la perspective d’un déploiement réel et pérenne de la technologie au service des plus vulnérables soit prise en compte dès le début de la recherche. Cette façon de faire permet de mobiliser la force des laboratoires, tout en maximisant les chances d’un impact sociétal tangible.
Yves Daccord : Quant à moi je n’ai rejoint le centre que cette année, mais j’applaudis des deux mains la vision qui a été celle de Klaus, et le fait qu’il ait pu l’appliquer et la transformer dans des projets qui font vraiment la différence auprès des populations vulnérables. Nous ne sommes plus du tout dans l’optique de balancer notre technologie au Sud pour se donner bonne conscience. Ici, on ne travaille qu’en partenariat, on prend la peine de rencontrer les populations pour bien comprendre pourquoi elles sont vulnérables et ce que l’on peut développer avec elles.
Klaus Schönenberger, fondateur et directeur d’EssentialTech
Justement, quelle est votre «clientèle»?
KS : Nous avons immédiatement concentré nos efforts sur les besoins essentiels des populations en situation de grande pauvreté. Nous avons cependant vite réalisé que les mêmes populations étaient souvent en situation de crise humanitaire ou affectées par des conflits armés. Le point commun, c’est donc plus largement la notion de grande vulnérabilité, qui peut avoir de multiples origines, dans un monde en pleine crise climatique.
YD : C’est toute la lecture du monde et des événements qui doit être remise sur la table. Les codes changent, évoluent, on voit des populations issues de contextes que l’on croyait non vulnérables se retrouver dans des situations critiques dans lesquelles la science pourrait faire émerger des solutions. On peut bien sûr penser par exemple à l’Ukraine, mais encore plus proche de nous, il y a en France ou en Italie des déserts médicaux de plus en plus vastes. Même là, les solutions développées au sein d’EssentialTech telles que l’appareil de radiologie GlobalDiagnostiX pourraient améliorer la situation de ces «nouveaux vulnérables».
En quoi les outils d’EssentialTech se distinguent-ils ?
KS : De notre côté, nous voulons clairement insister sur le fait qu’Essential vient avant Tech. Étant basés dans une université technologique, il est évident que notre apport comporte une composante technique. Mais nous nous concentrons toujours d’abord sur la compréhension du problème, son contexte, avant de commencer à réfléchir à des solutions qui seraient vraiment adaptées — et surtout adoptées par les communautés qui en ont besoin. Il est parfois arrivé qu’on se rende compte que la meilleure solution n’était pas forcément technologique, et nous avons alors laissé le projet à des acteurs plus qualifiés que nous. Notre apport principal est la compréhension du contexte de vulnérabilité, mais aussi l’ingénierie des systèmes ainsi que la conception de modèles de déploiement durables à grande échelle.
YD : Oui, et c’est une méthodologie qui a fait ses preuves. Lorsqu’on s’intéresse depuis Genève à une situation de vulnérabilité, on croit savoir beaucoup de choses. Il y a encore 10 ans, on se basait sur ces connaissances un peu théoriques et on proposait des solutions préexistantes. Maintenant on prend davantage conscience de la complexité des situations qui ont créé la source de vulnérabilité. On réalise qu’il y a une forte interaction entre trois facteurs, qui sont principalement la pauvreté, les crises humanitaires et la violence, inscrits dans le cadre du changement climatique, et qu’il ne peut pas y avoir de solution simple à des problèmes aussi complexes.
KS : Pour en revenir aux outils, nous avons élaboré une approche méthodologique complète, qui permet de mobiliser des labos de l’EPFL, des partenaires publics et privés ainsi que des acteurs locaux basés dans les contextes de vulnérabilité. Nous cherchons toujours à développer des solutions durables, ce qui implique par exemple de se soucier de la formation du personnel sur place, notamment pour assurer la maintenance d’un outil tel que notre plate-forme de radiologie. Dans les grandes lignes : nous commençons par parler avec les acteurs dans les contextes de vulnérabilité, nous réfléchissons ensemble aux solutions qui pourraient fonctionner, tentons de les développer en montant des équipes interdisciplinaires, et enfin nous soutenons la création d’entreprises, ici ou sur place, qui seront à même de les déployer.
Nous approchons chaque situation avec beaucoup d’humilité. Nous ne savons que trop bien à quel point nous avons besoin des autres.”
Êtes-vous les seuls à proposer cette approche?
KS : Il y a bien sûr d’autres organisations qui font un excellent travail, mais j’avoue ne jamais avoir trouvé quelque chose qui soit équivalent à ce que propose l’EPFL via notre centre.
YD : Je relève en particulier, et cela pourrait étonner, qu’on ne rencontre pas du tout ce genre d’approche dans le monde académique anglo-saxon. Pour moi, les actions d’un MIT ou d’un Harvard envers les populations vulnérables relèvent encore de l’ancien modèle et non de partenariats tels que nous les conduisons. Mais il peut y avoir une explication historique à cela: lorsque ces populations sont d’anciennes colonies, comme c’est souvent le cas, on observe une réticence bien compréhensible à ce qu’elles acceptent de collaborer avec d’anciennes puissance coloniales ou «impérialistes» — surtout de la manière un peu paternaliste, voire condescendante, que l’on observe encore souvent. À ce titre, la position de la Suisse est privilégiée. Et même au sein de la Suisse, le fait que l’EPFL soit si proche de Genève et de ses institutions internationales est encore un atout supplémentaire qui me fait dire que le rôle que l’on peut jouer ici est absolument unique.
Yves Daccord, ancien directeur général du CICR, a rejoint le centre EssentialTech de l’EPFL au printemps dernier
Voilà qui place la barre haut. Klaus, êtes-vous prêt à relever le défi?
KS : Plus que jamais! Surtout si l’on peut compter sur des personnalités telles qu’Yves, qui ne manque jamais de nous mettre au défi sur notre approche et nos propositions. Et il en va de même avec tous nos partenaires aux quatre coins du monde: nous approchons chaque situation avec beaucoup d’humilité. Nous ne savons que trop bien à quel point nous avons besoin des autres, de leur propre lecture du terrain et de la situation qui les touche, et que seuls nous n’arriverions à rien. Notre atout principal, ce sont les extraordinaires compétences des labos de l’École, et nous sommes leur courroie de transmission vers les contextes de vulnérabilité.
Comment voyez-vous évoluer l’action d’EssentialTech pour les 10 ans à venir?
YD : On remarque à quel point la vulnérabilité se rapproche de nous. Elle est de plus en plus partagée, elle n’est plus seulement l’affaire des « autres », quels qu’ils soient. On constate que les vulnérabilités sont à la fois personnelles et systémiques et que le monde est tellement interconnecté que l’«effet papillon» est de plus en plus rapide et tangible. De mon point de vue, une école telle que l’EPFL n’a plus le choix et doit s’engager dans ces questions.
KS : Ce que j’observe ces dernières années, c’est la montée en puissance de la communauté étudiante. Ils et elles sont actuellement de plus en plus révoltés — contre la crise climatique, contre les inégalités, la répression. Ils et elles sont en train de prendre en mains le destin de la planète. Je perçois cela un peu comme un feu qui couve, et je pense que nous devons souffler sur ces braises. Leur envie de faire changer les choses va provoquer aussi une redéfinition des domaines des recherches qu’ils mèneront ces prochaines années. Notre modeste rôle là-dedans, chez EssentialTech, sera de créer des opportunités en renforçant la connaissance sur les connexions entre la science et la vulnérabilité. J’ai la certitude que nous devons créer un cluster de compétences en ingénierie humanitaire, du développement et de la paix.
Quelle est la réaction des scientifiques à cette vision?
KS : Beaucoup de chercheuses et chercheurs aujourd’hui tendent à ne plus se satisfaire d’une publication de leur travail, mais souhaitent influencer de façon tangible les grands défis de notre temps, sans vraiment savoir comment. Notre but est de proposer une approche pratique. Un autre problème aujourd’hui est que beaucoup n’ont simplement pas conscience de l’importance potentielle de leur contribution dans la résolution des problèmes complexes en lien avec la vulnérabilité. Un exemple frappant est la promotion de la paix, où les sciences «dures» sont presque complètement absentes des débats.
YD : Or c’est un domaine qui va, lui aussi, beaucoup se développer durant les 10 prochaines années. Le monde est dans une situation telle que l’on considère la paix comme «une phase entre deux guerres». Or l’apport de la science peut largement contribuer à faire que ces phases de paix durent le plus longtemps possible. Mais il faut y croire et s’en donner les moyens. Là encore, la carte d’une collaboration forte entre l’EPFL et la Genève internationale doit être jouée.
Maintenant on prend davantage conscience de la complexité des situations qui ont créé la source de vulnérabilité.”