Face au Swiss Tech Convention Center, de l’autre côté d’une longue route appelée Tir-Fédéral, la ferme de Bassenges est en pleine transformation. Pratiquement vide il y a presque trois ans, elle grouille littéralement de vie maintenant.
A cette intersection d’Ecublens, on est frappé par la juxtaposition du technologique et du bucolique. L’architecture imposante du Centre de conventions, le bruit du trafic le long de la route, le métro M1 qui passe à intervalles réguliers… C’est la vie urbaine, dans ce qu’elle a de plus normal, jusqu’à ce que l’on entende le braiment d’un âne, amplifié avec charme quand le « hi-han » rebondit sur les murs massifs du Centre.
Le contraste ne s’arrête pas à cette histoire d’âne. Une parcelle adjacente, exploitée de manière conventionnelle, déploie de vigoureuses monocultures, parfaitement alignées, sans la moindre mauvaise herbe. A la ferme de Bassenges, où l’on travaille à l’obtention d’une certification Bio-Suisse, voisins et passants ont assisté au travail du sol avec des chevaux et des mules, tandis que cultivateurs et volontaires désherbaient à la main et prenaient soin d’un potager diversifié.
« Nous ne voulons pas de produits phytosanitaires dans nos champs », explique Ivanna Crmaric, agronome à la ferme de Bassenges. La culture bio autorise l’usage de produits naturel, mais interdit ceux d’origine synthétique. Au lieu de cela, Ivanna Crmaric et ses collègues élaborent leurs propres préparations — macération d’orties et décoction de prêles.
Ivanna Crmaric est l’une des six femmes et hommes qui travaillent — et vivent — à la ferme, qui élèvent des animaux et cultivent les champs selon les pratiques de l’agriculture bio, comme l’avait formulé un projet choisi à l’unanimité par un jury de l’EPFL et de l’UNIL en décembre 2019. Les parcelles agricoles sont fournies par les deux universités, sur leur campus respectif. Ivanna Crmaric et ses collègues se réfèrent à eux-mêmes comme le « collectif de la ferme de Bassenges ».
Nous nourrissons le sol. […] Nous prenons soin de l’écosystème pour faire croître des plants sains, et nous faisons partie intégrante de ce système.
– Timothée Faes
« L’agriculture conventionnelle nourrit les cultures, c’est ce que font les fertilisants chimiques, mais ce que les plants n’absorbent pas est emporté par la pluie, explique Timothée Faes, agriculteur suisse diplômé et formé dans l’approche biodynamique. Au lieu de cela, nous nourrissons le sol. Nous apportons un humus riche en nutriments pour favoriser la diversité, des mycorhizes aux vers et aux insectes. Nous prenons soin de l’écosystème pour faire croître des plants sains, et nous faisons partie intégrante de ce système. »
Timothée Faes met à contribution ses 20 années d’expérience en agriculture biodynamique, en élevage de brebis laitières et en fromagerie. Il a choisi sa voie pour rester aussi proche que possible de la vie sauvage, dans le contexte très construit de notre société.
Parmi ses autres membres, le collectif compte trois diplômés de l’EPFL en ingénierie environnementale, Baptiste Calliari, Clément Levasseur et Tom Müller, ainsi que Mélodi Binay, diplômée en communication de l’Université de Fribourg.
Baptiste Calliari apporte à Bassenges son expérience de maraîcher bio, acquise dans un petit domaine grenoblois. Avant de découvrir l’agriculture, il était un insatiable montagnard. « L’alpinisme était une échappatoire, il impliquait beaucoup de voyages. J’ai voulu réduire mon empreinte carbone, et la meilleure manière d’atteindre cet équilibre, pour moi, a été de changer de style de vie. »
« J’ai voulu réduire mon empreinte carbone, et la meilleure manière d’atteindre cet équilibre, pour moi, a été de changer de style de vie.”
– Baptiste Calliari
Clément Levasseur a travaillé plusieurs années comme conseiller agricole, mais il voulait de l’expérience de terrain. Il s’est beaucoup intéressé à la réduction du labourage pour favoriser la vitalité des sols, ainsi qu’à l’incorporation d’arbres pour le bien de l’agriculture — une pratique appelée agroforesterie. Le projet de la ferme de Bassenges représentait une opportunité. « Les parcelles cultivables sont rares en Suisse, et elles sont souvent conservées au sein des familles d’une génération à l’autre », explique-t-il. Avec des étudiants de l’EPFL et de l’UNIL, ils ont planté plus de 75 arbres et plus de 200 mètres de haies vives sur les deux campus.
Quand Tom Müller ne travaille pas à sa thèse sur la fonte des glaciers, à l’UNIL, il contribue aussi souvent que possible à la ferme. Il fait partie d’un projet pour découvrir et apprendre autant que possible des cultures à petite échelle, tout en expérimentant la vie en communauté.
Mélodi Binay est depuis toujours une passionnée des questions agricoles. Après ses études, elle a enseigné la politique et le management de l’agriculture à l’Ecole de Marcelin. L’arrivée à Bassenges était une suite naturelle, en accord avec ses convictions quant à la nécessaire réduction des énormes masses de déchets issus des pratiques industrielles.
Dès le début du projet, les membres du collectif de Bassenges ont développé leur vision de l’agriculture et de l’existence durable. Ils l’ont mise directement en pratique. Ils se rencontrent chaque semaine pour organiser leur travail, mais aussi pour évaluer et faire évoluer leur formidable expérience. L’approche biodynamique n’est pas du goût de tout le monde, avec ses semailles qui suivent les cycles de la Lune et ses concoctions de sprays et de préparations. Mais cela n’empêche pas les membres du collectif de rassembler leur diversité de compétences et de personnalités, pour implémenter une idée commune de l’agriculture bio et durable.
Quels en sont les principes de base ? « Nous visons la mise en place d’un flux de matière circulaire, avec aussi peu d’apports extérieurs que possible. Nous voulons augmenter la biodiversité de nos pratiques agricoles et minimiser notre impact carbone », explique Ivanna Crmaric.
En effet, l’agriculture a le potentiel de réduire les émissions de gaz à effets de serre. Dans les sols, on peut réduire les pertes de carbone organique. Il y a peu, la Commission européenne a lancé sa nouvelle initiative pour une agriculture à bases émissions carbone.
Les membres du collectif sont arrivés à Bassenges en février 2020, juste avant que le covid ne frappe le pays.
Quand Greta, la mule obstinée, refuse de sarcler les cultures, le collectif ne se prive pas d’utiliser un petit tracteur. Ils extraient les grains de maïs séchés sur l’épi à l’aide d’un broyeur propulsé par une bicyclette. Alimentée par l’énergie solaire, une armoire permet de sécher les haricots pour le stockage à long terme. Ils entreposent leurs récoltes dans une chambre froide qu’ils ont construite eux-mêmes, grâce au concours de bénévoles, avec des bottes de paille et un mélange d’argile locale. C’est à la main qu’ils traient les brebis, chaque matin et chaque soir, pour faire le fromage dans un local qu’ils ont bâti de leurs mains, avec autant d’équipement recyclé que possible. Ils vendent leur récolte et leur fromage, chaque mardi au marché et chaque jour à leur libre-service, ou à travers un réseau de distribution de paniers hebdomadaires de produits de saison.
Le travail est intense et varié. Les membres du collectif recueillent les fruits de leur travail, pas nécessairement financièrement, mais parce qu’ils vivent en accord avec leurs valeurs. Autant que possible, ils vivent de la terre. Ils embrassent un mode de vie circulaire et une économie plus lente. Ils explorent ce que signifie, dans la pratique, une agriculture durable low-tech, et ce depuis l’une des universités suisses les plus techniques. Les synergies du futur sont prometteuses.