FemTech, l’innovation sans tabou

Date 15.09.2022
Texte V. Geneux, A-M. Brouet et E. Barraud
Source EPFL
Photo Elyn
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
La FemTech englobe les technologies et solutions qui visent à améliorer la santé des femmes. Ce nouveau marché au potentiel économique énorme voit son développement freiné par les tabous qui entourent encore la sexualité, les règles ou la ménopause. Tour d'horizon, notamment du côté de l'EPFL, sur ce nouveau domaine.

Un test urinaire qui détecte des maladies sexuellement transmissibles, un instrument qui permet d’ouvrir le col de l’utérus sans douleur ni saignement, ou encore une montre connectée qui indique les jours d’ovulation pour tomber enceinte plus facilement. En Suisse, 33 start-up sont spécialisées dans la FemTech, la technologie au service de la santé féminine. Elle s’articule autour des problématiques liées à la fertilité, la contraception, la reproduction, la maternité, la ménopause, les menstruations, la santé sexuelle et mentale. Encore délaissée il y a quelques années, la FemTech a pris un essor considérable en Amérique du Nord, au Royaume-Uni, mais également en Suisse.

Dans ce dossier
  • La gynécologie obstétrique a-t-elle besoin de la FemTech ?
  • La technologie au naturel
  • Des algorithmes opaques
  • Tech4Eva, un accélérateur de start-up unique en Europe
  • “Trop de patrons pensent encore que la FemTech ne les concerne pas.”

Un potentiel économique immense

La taille du marché mondial de la FemTech correspondait à 40,2 milliards de dollars en 2020 et devrait atteindre 79,4 milliards de dollars d’ici 2025. «Malgré un intérêt grandissant ces dernières années, le secteur reste sous-estimé bien qu’il présente un fort potentiel de croissance», déclare Maria Shmelova, directrice de FemTech Analytics, une société britannique d’analyse stratégique spécialisée dans l’étude de la FemTech. En Suisse, il s’avère difficile de chiffrer les retombées financières actuelles de ce nouveau marché, car la plupart des start-up FemTech sont en développement et n’ont pas toutes commercialisé leurs produits ou solutions. Néanmoins, certaines jeunes pousses suisses ont réussi des levées de fonds significatives comme ObsEva, une entreprise qui conçoit des thérapies notamment contre l’endométriose. Elle a récemment obtenu 75 millions de francs. Anecova, une société qui a mis en place un dispositif médical pour transférer un embryon du laboratoire au bloc opératoire en vue d’une fécondation in vitro, a soulevé cinq millions de francs. Aspivix, la start-up qui a créé un outil pour ouvrir le col de l’utérus sans douleur, est, quant à elle, à 2,7 millions de francs récoltés.

Le poids des tabous

Malgré une demande bien présente, la FemTech suisse peine à prospérer. En cause, l’insuffisance de financement dû aux mentalités et au poids des tabous qui entourent la santé féminine. Pourtant, les femmes représentent la moitié de la population. «Leur santé et leur bien-être ont un impact direct sur leur vie professionnelle et sur la productivité des entreprises», souligne Lan Zuo Gillet, directrice de Tech4Eva, le programme d’aide au développement de start-up FemTech de l’EPFL. La FemTech manque de visibilité et les entrepreneurs doivent se faire connaître, principalement auprès des hommes. «Les investisseurs sont tous des hommes dans la cinquantaine. Sont-ils à l’aise d’échanger sur les maladies sexuellement transmissibles et sur leur expérience de dépistage? De toute évidence non. Cependant, les jeunes se montrent beaucoup plus ouverts», note Siew-Veena Sahi, CEO de Testmate Health, l’autotest urinaire pour détecter les maladies sexuellement transmissibles. Klea Wenger, directrice des investissements chez Swisscom Ventures, abonde dans le même sens. «Le secteur des financements est majoritairement composé d’hommes. C’est l’une des raisons pour lesquelles la FemTech est et reste aujourd’hui sous-développée.»
Les start-up rencontrent aussi des difficultés à communiquer sur leurs produits, notamment à travers les réseaux sociaux. «Ils bloquent systématiquement les messages, les contenus, les posts qui abordent la santé sexuelle des femmes. Les modérateurs les jugent inappropriés», souligne Oriana Kraft, organisatrice du FemTechnology Summit à Zurich.

Les hommes ont du mal à comprendre les problématiques qui ne les concernent pas directement, du coup ils y portent moins d’intérêt.”

Oriana Kraft, Fondatrice et organisatrice du FemTechnology Summit.

Une quarantaine d’investisseurs

Cependant, les investisseurs suisses existent et commencent à financer le développement des start-up FemTech. FemTech Analytics en a comptabilisé une quarantaine ainsi qu’une quinzaine d’organisations sans but lucratif. Parmi eux, Swisscom Venture soutient depuis sept ans Avawomen, la jeune pousse qui a conçu une montre connectée pour identifier ses jours fertiles. «La FemTech suscite notre intérêt et nous voulons nous y impliquer de manière plus déterminante, souligne Klea Wenger. Ce domaine a été beaucoup moins capitalisé et développé que d’autres. Il y a un immense besoin de solutions technologiques pour les femmes.» Un point de vue que partage Loïc Mühlemann, porte-parole du Groupe Mutuel, principal partenaire de Tech4Eva. «La FemTech est également en très forte croissance et les investissements futurs atteindront plus de 60 milliards en 2025», déclare-t-il.

La start-up de l'EPFL, Annaida a développé un système de résonance magnétique destiné aux tout petits organismes vivants © EPFL/Alain Herzog

Fertilité: la spécialité helvétique

Il existe aussi un domaine de la FemTech qui ne subit pas le poids des tabous et qui trouve des fonds en suffisance: la fertilité et la grossesse. Ce secteur semble plus accessible que les règles ou la ménopause; plus de la moitié des jeunes pousses suisses s’y lancent. C’est notamment le cas de Yoni Solutions, qui examine le microbiome vaginal pour favoriser une fécondation in vitro. Ou encore d’Annaida, une start-up issue de l’EPFL, qui a mis au point un dispositif pour analyser les embryons en vue d’une fécondation in vitro. Gora Conley, le fondateur d’Annaida, reconnaît que la fertilité est un sujet plus largement accessible aux investisseurs. «Il s’agit d’un problème auquel les hommes sont confrontés directement ou à travers leur couple», constate-t-il. Oriana Kraft partage cet avis: «Ils ont du mal à comprendre les problématiques qui ne les concernent pas directement, du coup ils y portent moins d’intérêt.»
Le succès de ce domaine ne s’explique pas uniquement par les tabous qui entourent la FemTech. Il répond à un vrai défi de société: l’infertilité. «En privilégiant leur carrière professionnelle, les femmes font des enfants toujours plus tard. Entre 2000 et 2020, l’âge moyen des premières mères en Suisse est passé de 28,9 à 30,9 ans. L’augmentation du taux d’infertilité incite les femmes à recourir à la procréation médicalement assistée», indique Maria Shmelova. Pour Mathieu Horras, CEO d’Aspivix, les raisons sont aussi financières. «Il y a l’idée que la fécondité est un marché à haute valeur ajoutée et donc attractif pour les investisseurs», affirme-t-il.

La start-up de l'EPFL, Annaida a développé un système de résonance magnétique destiné aux tout petits organismes vivants © EPFL/Alain Herzog

Il s’agit d’un problème auquel les hommes sont confrontés directement ou à travers leur couple”

Daysy, le moniteur de fertilité personnel qui permet de connaître son propre cycle menstruel. © The European Journal of Contraception and Reproductive Health Care
Daysy, le moniteur de fertilité personnel qui permet de connaître son propre cycle menstruel. © The European Journal of Contraception and Reproductive Health Care

Tomber enceinte grâce à une application

Pour tomber enceintes, certaines femmes vont alors recourir à des applications mobiles de suivi menstruel. En Suisse, l’entreprise Daysy propose un thermomètre connecté à une application qui indique les jours fertiles. Avawomen emploie le même principe, mais avec une montre. Il existe aussi des applications plus simples où l’utilisatrice prend elle-même sa température et introduit ses données dans un programme. L’intelligence artificielle et les algorithmes s’occupent du reste. Pour Hélène Legardeur, gynécologue au Centre hospitalier universitaire vaudois, ces applications comportent des aspects pratiques non négligeables. «Avant, les patientes ne connaissaient jamais la date de leurs dernières menstruations. C’est pourtant une information primordiale pour nos examens. Désormais, elles savent le jour exact et cela nous aide beaucoup.» Toutefois, pour la gynécologue, il ne faut pas confondre calendrier de règles avec moyen de contraception. «En consultation, nous rencontrons des femmes qui pensaient maîtriser leur fertilité grâce à ces applications et qui se retrouvent avec des grossesses non désirées», prévient-elle.

 

Une santé numérisée

Avec sa trentaine de start-up, la FemTech suisse possède une marge de progression importante, notamment dans la santé mentale et sexuelle, la ménopause et les menstruations, secteurs encore peu investis. Il s’agira avant tout de développer des solutions en recourant à la technologie, et ce, malgré les craintes que la collecte de données personnelles et leur exploitation par des intelligences artificielles suscitent. Avec la FemTech, la vie et la santé des femmes seront de plus en plus numérisées.

Daysy, le moniteur de fertilité personnel qui permet de connaître son propre cycle menstruel. © The European Journal of Contraception and Reproductive Health Care

Avant, les patientes ne connaissaient jamais la date de leurs dernières menstruations”

La gynécologie obstétrique a-t-elle besoin de la FemTech ?

Photo Elyn
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Textes | Valérie Geneux
Spéculum, table d’accouchement, forceps, les instruments gynécologiques n’ont presque pas évolué depuis leur création aux XIXe et XXe siècles. La FemTech peut-elle révolutionner les techniques médicales actuelles?

En Suisse, une femme sur trois subit un accouchement qu’elle juge traumatisant. Bien que le manque d’explications ou de communication soit la plupart du temps mis en cause, certains outils font peur et sont associés à de véritables instruments de torture. Le spéculum, qui sert à maintenir le vagin écarté pour accéder au col de l’utérus, n’a rencontré que peu d’amélioration depuis sa création dans les années 1800. C’est sans doute un des instruments que les patientes craignent le plus. Dans la même veine, on trouve les pinces de Pozzi qui ouvrent le col de l’utérus grâce à leurs griffes ; ou encore les forceps, ces grosses cuillères métalliques qui viennent entourer la tête du bébé pour le faire sortir plus facilement lors un accouchement.

« Accoucher sur le dos n’est pas naturel »

Avec l’essor de la FemTech, nombreux sont ceux qui espèrent que les instruments gynécologiques connaîtront une évolution technologique. C’est notamment le cas d’Aline Forgerit, infirmière et membre de l’association (Re)Naissances. «En gynécologie et en obstétrique, il y a beaucoup d’améliorations à opérer pour le bien-être des patientes.» Selon elle, il faudrait par exemple repenser la conception de la table d’accouchement pour permettre à la femme de prendre diverses positions. «Les tables actuelles sont imaginées de telle manière à ce que le gynécologue puisse être à l’aise pour travailler. Accoucher sur le dos n’est pas une pratique naturelle pour la femme.»

 

Illustration © Elyn
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Le cas d’Aspivix

Mathieu Horras, CEO de la start-up Aspivix, a pris le problème à bras le corps. C’est entouré d’un ingénieur formé à l’EPFL et d’un gynécologue que cet entrepreneur a imaginé une alternative aux pinces de Pozzi qu’ils ont nommée Carevix. Ce nouveau dispositif stabilise le col de l’utérus grâce à un vide d’air. Le tout en réduisant considérablement la douleur et sans saignements pour les patientes. Aspivix est la première start-up FemTech suisse à repenser la conception des outils gynécologiques. «La peur d’aller chez le gynécologue est liée aux instruments obsolètes qui sont employés. Ils n’ont pas été pensés, ni dessinés pour les femmes», explique Mathieu Horras. La FemTech commence à proposer ce genre de technologie, mais il s’avère difficile de la faire adopter par les praticiens. «Le corps médical doit être preneur et se montrer prêt à se former avec ces nouveaux instruments. Cela demande un vrai changement de mentalité», ajoute Mathieu Horras. Pourtant, les alternatives qui arrivent sur le marché réduisent la douleur. Un argument qui devrait peser plus de poids lors de prises en charge médicales.

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«Une belle avancée»

Hélène Legardeur, gynécologue au Centre hospitalier universitaire vaudois a elle-même employé Carevix sur ses patientes. Elle reconnaît son utilité, mais continuera à recourir aux pinces de Pozzi. «Carevix est très bien. Il s’agit d’une belle avancée pour améliorer le confort des patientes pendant les poses de stérilet. Mais, pour certaines situations, nous ne pourrons pas nous passer de la pince de Pozzi car la technologie a ses limites», souligne-t-elle. Pour elle, si les instruments n’ont que peu évolué au fil du temps, c’est parce qu’ils sont efficaces. «Même si certaines techniques méritent d’être améliorées, nous ne torturons pas en consultation. La santé de nos patientes reste une priorité.»

 

Le symbole de la domination masculine

Bien que nécessaires, ces instruments restent le symbole de la domination masculine sur les femmes et plus particulièrement sur tout ce qui touche à la naissance. Les pinces de Pozzi, le spéculum ou encore les forceps sont perçus comme intrusifs, car ils ouvrent leur corps. Au-delà, de ce que peut apporter la FemTech en termes d’innovation, il s’agirait peut-être de recourir à la pédagogie et à la communication pour mieux faire accepter certaines pratiques gynécologiques.

La technologie au naturel

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Textes | Valérie Geneux
Fini la pilule, aujourd’hui les femmes se tournent vers des contraceptions naturelles pour éviter les grossesses. Certaines recourent au suivi de leur cycle et de leur fertilité via des applications mobiles. Un domaine de la FemTech qui ne cesse de croître.

Depuis les différents scandales sur ses effets nocifs, la pilule contraceptive n’a plus la cote auprès des femmes. En 1992, 52% d’entre elles la prenaient. Elles ne sont plus que 33% en 2017, selon une étude de l’Office fédéral de la statistique. En délaissant ce moyen de contraception, les femmes sont de plus en plus nombreuses à utiliser des applications mobiles de suivi menstruel. «Le principal argument est de vouloir comprendre son corps de façon plus naturelle», explique Laetitia Della Bianca, responsable de recherche au ColLaboratoire de l’Université de Lausanne et autrice d’une thèse sur l’usage et le fonctionnement des applications de suivi menstruel. Ces dernières prédisent les cycles et les périodes de fertilité en fonction des données que les utilisatrices fournissent à l’algorithme. «Il s’agit de la date et de la durée des règles, mais certaines applications recourent également à la température ou encore à des informations sur l’aspect du fluide cervical», ajoute la chercheuse.

Des applications hétéronormées

Quelle est l’application de suivi de la fertilité la plus sûre? Durant ses recherches, Laetitia Della Bianca a pu s’apercevoir que les développeurs informatiques ne sont pas d’accord entre eux sur les paramètres à inclure ou à exclure et sur les algorithmes à employer pour obtenir une application qui soit la plus fiable possible. «Plus on intègre de données, plus on est précis, mais plus il est compliqué de fidéliser une clientèle. Avec une interface simple d’accès, on est certes moins rigoureux, mais on touche plus de femmes.» En effet, la conception d’applications mobiles produit un renforcement des normes prédominantes qui exclut des minorités. «Les utilisatrices se retrouvent alors en décalage avec leur manière de s’identifier. D’autant plus que ces applications sont souvent basées sur des références hétéronormées qui n’incluent pas des critères de diversité», ajoute Jessica Pidoux, directrice de Personaldata.io, postdoctorante à SciencesPo Paris et autrice d’une thèse sur le fonctionnement des applications de rencontre.

Un usage érotique

Au problème de la conception et du fonctionnement s’ajoute celui de l’emploi. Certaines femmes détournent l’usage premier des applications de suivi menstruel, qui deviennent bien plus qu’un objet de surveillance. «Pour certaines utilisatrices, l’application devient parfois un outil de communication érotique dans leurs relations sexuelles. Au-delà de la contraception, elles souhaitent aussi mieux connaître leur corps, surtout si elles souffrent de maladies comme l’endométriose ou des ovaires polykystiques. D’autres y ont recours lors de leur transition vers la ménopause», explique Laetitia Della Bianca.

…l’application devient parfois un outil de communication érotique…”

Un corps comme moyen de reproduction

Ces applications de suivi menstruel offrent aussi une nouvelle conception du corps de la femme comme moyen de reproduction. «En se focalisant sur la fertilité des femmes, nous risquons d’oublier le rôle des hommes dans la reproduction, alors qu’ils comptent tout autant », souligne Laetitia Della Bianca.

D’ailleurs aujourd’hui, il n’existe quasiment pas de «MenTech», des technologies au service de la santé sexuelle masculine. L’exemple le plus parlant est l’absence d’investissement pour créer et commercialiser une pilule contraceptive masculine. «Pourquoi n’a-t-on toujours pas trouvé d’alternative pour les hommes? Si nous avons réussi à bloquer l’ovulation chez la femme, nous sommes capables de stopper la spermatogénèse», lance Hélène Legardeur, gynécologue au Centre hospitalier universitaire vaudois. En attendant, celles qui prônent un retour à une méthode de contraception plus naturelle avec l’utilisation de ces applications le font au détriment d’une vie encore plus connectée. Avez-vous dit plus naturel ?

Pourquoi n’a-t-on toujours pas trouvé d’alternative pour les hommes”

Nouvelles technologies

Des algorithmes opaques

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Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Textes | Valérie Geneux
Données personnelles, algorithmes et intelligence artificielle se trouvent au cœur de la FemTech. Doit-on craindre l’utilisation des nouvelles technologies dans la santé féminine?

Le terme «FemTech» apparaît pour la première fois en 2016. Il est la contraction de «Female Technology» et a été inventé par l’entrepreneuse danoise Ida Tin, créatrice de l’application de suivi menstruel Clue. «La FemTech se révèle innovante et incarne une large palette de produits et services, tels que les diagnostics, les dispositifs médicaux, la télésanté, le matériel, les médicaments, les plateformes numériques et les applications et logiciels», explique Maria Shmelova, directrice de FemTech Analytics, une société britannique d’analyse stratégique spécialisée dans l’étude de la FemTech.

Algorithmes et jours fertiles

Au-delà de l’amélioration de la santé, certains domaines de la FemTech suscitent des craintes. En effet, les applications et les logiciels développés par la FemTech vont de pair avec le recours aux algorithmes qui gèrent les données des clientes. C’est notamment le cas avec les applications de suivi menstruel. «Le fonctionnement des algorithmes qui définissent les jours fertiles se révèle bien souvent opaque», déclare Laetitia Della Bianca, responsable de recherche au ColLaboratoire de l’Université de Lausanne et autrice d’une thèse sur l’utilisation et le fonctionnement des applications de suivi menstruel. Durant ses recherches, la scientifique a remarqué que les créateurs de ces logiciels ne sont pas d’accord sur la manière de concevoir les algorithmes et les paramètres à inclure ou exclure pour obtenir une application fiable et efficace. «De toute évidence, ils n’ont pas les mêmes conceptions des femmes et de leur sexualité», souligne-t-elle.

L'industrie FemTech en chiffres © EPFL MCV
L'industrie FemTech en chiffres © EPFL MCV
L'industrie FemTech en chiffres © EPFL MCV

Innovation standardisée

Une fois ces données personnelles récoltées, elles sont traitées par des intelligences artificielles qui appartiennent aux géants du web tels que Google, Meta (Facebook), Amazon et Apple. «Ils proposent des kits de développement d’application repris par beaucoup de personnes qui se lancent dans l’entrepreneuriat et la création d’une application. L’innovation se retrouve standardisée en accord avec leur modèle économique, souvent hétéronormé, car les stéréotypes des personnes qui créent ces standards sont ensuite inscrits dans l’application. Selon moi, cette manière de procéder diminue les possibilités de créativité et de diversité dans la FemTech», explique Jessica Pidoux, directrice de Personaldata.io, postdoctorante à SciencesPo Paris et autrice d’une thèse sur le fonctionnement des applications de rencontre. Alors que les scandales autour de la protection des informations sensibles sont de plus en plus fréquents, les domaines de la FemTech qui exploitent des données intimes doivent garantir la confidentialité à leurs utilisatrices faute de réussir à se développer et d’offrir une vraie plus-value aux femmes.

L’innovation se retrouve standardisée en accord avec leur modèle économique”

Innovation

Tech4Eva, un accélérateur de start-up unique en Europe

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Textes | Anne-Muriel Brouet
Le programme conjoint de l’EPFL Innovation Park et du Groupe Mutuel, Tech4Eva vise à accélérer l’innovation dans le domaine de la FemTech. Le 28 novembre se tiendra la deuxième conférence au Forum Rolex, à Lausanne.

Beaucoup d’hommes et presque autant de femmes ignorent ce qu’est une pince de Pozzi. L’instrument, actionné comme une paire de ciseaux et terminé par deux griffes, permet d’«attraper» le col de l’utérus lors d’actes gynécologiques communs tels que la pose d’un stérilet. Non seulement son utilisation — sans anesthésie, près de 80 millions de fois par an dans le monde — peut être extrêmement douloureuse, mais elle peut aussi provoquer des saignements voire des trous dans le col de l’utérus. La pince date de la fin du XIXe siècle et n’a pas évolué d’un iota depuis. Pas étonnant quand on sait que seuls 4% de la recherche en santé ciblent la santé des femmes en dépit de ses spécificités (maternité, menstruations, contraception, fertilité, ménopause, santé mentale, cancers…).

C’est à ce genre d’indignité, d’aberration ou d’inégalité que cherche à répondre la FemTech (Women’s Health Technology). Elle rassemble les technologies et les solutions répondant à des besoins qui touchent les femmes dans le secteur de la santé. Lancé le 8 mars 2021, le programme conjoint entre l’EPFL Innovation Park et le Groupe Mutuel Tech4Eva a donné un coup d’accélérateur aux start-up de la FemTech. Pionnier en Europe (hors Royaume-Uni), il a permis au cours des deux premières années de propulser 58 start-up à haut potentiel durant neuf mois grâce à des séminaires, un mentorat spécialisé, des rencontres avec des investisseurs et des tournées en France, en Corée du sud, aux États-Unis et en Suisse (à Bâle et Lausanne). Le 28 novembre prochain, les partenaires tiendront la deuxième Conférence annuelle de la FemTech suisse au Rolex Learning Center sur le campus de l’EPFL.

«Avec Tech4Eva, nous avons créé un réseau d’affaires et un écosystème FemTech solide avec non seulement des start-up, mais aussi des entreprises, des chercheurs et des prestataires de soins de santé, résume Ursula Oesterle, présidente de l’EPFL Innovation Park. Nous aspirons à devenir le centre national d’innovation pour la santé des femmes et à porter l’innovation FemTech à un niveau supérieur.»

Le programme Tech4Eva vise à accélérer l’innovation dans le domaine de la FemTech

 

Nous avons créé un réseau d’affaires et un écosystème FemTech solide”

Un succès qui se confirme

Le succès de l’initiative se confirme. Pour la deuxième année du programme, 124 start-up ont postulé, contre 110 lors de la première édition. Le programme en a retenu 28, dont 6 venant de Suisse: 14 en phase de démarrage et 14 en phase de croissance. Elles concernent cinq domaines, dans un ordre décroissant: la santé mentale et le bien-être, la grossesse et le post-partum, la fertilité et l’infertilité, la prévention et le diagnostic et la ménopause.
Financièrement, l’impact de Tech4Eva se mesure en millions levés par les start-up sélectionnées: les start-up du programme Tech4Eva ont levé à ce jour 62 millions de dollars. Le marché est là et il est prometteur : les femmes dépensent davantage pour leur santé que les hommes, et en 2025 le marché de la FemTech devrait valoir 60 milliards de dollars. Au-delà de l’aspect pécuniaire, des femmes meurent tous les jours à cause du manque de recherche.
En créant un écosystème, Tech4Eva espère aussi plus largement sensibiliser sur l’importance d’avoir une recherche genrée, pas seulement au niveau des start-up, mais aussi du système de santé en général, des données et de la formation dans les écoles de médecine. Sans oublier le volet sociétal pour combattre les tabous qui entourent la fertilité, les règles ou la ménopause.

Illustration © Elyn


Quelques start-up sélectionnées pour le programme 2022

Pregnolia
Spin-off de l’ETH Zurich, Pregnolia a développé un appareil de diagnostic pour évaluer le risque de naissance prématurée. Il mesure la rigidité des tissus du col chez la femme enceinte et détecte les changements.

Moona
Cette start-up française a créé le premier oreiller rafraîchissant intelligent qui aide à réduire les effets des bouffées de chaleur et des transpirations nocturnes consécutives à la périménopause.

Dana
La jeune pousse espagnole propose une application aux jeunes mamans pour les soutenir dans leur maternité en améliorant leur bien-être mental et physique.

Haemetrics
En phase de démarrage, on trouve cette start-up de Singapour qui a mis au point une plateforme de diagnostic pour tester une gamme d’hormones en 30 minutes à partir d’un échantillon sanguin.

FimmCyte
Également à ses débuts, cette start-up suisse s’attaque à l’endométriose en développant un nouveau traitement qui détruit sélectivement les tissus atteints avec précision.


Interview

“Trop de patrons pensent encore que la FemTech ne les concerne pas.”

Photo Elyn
Dimensions - Le magazine de l'EPFL
Textes | Anne-Muriel Brouet et Emmanuel Barraud
Lan Zuo Gillet est directrice adjointe de l’EPFL Innovation Park, responsable des start-up et des programmes de formation, d’incubation et d’accélération.

Elle a cocréé et dirige Tech4Eva, un accélérateur international de start-up lancé il y a deux ans avec le Groupe Mutuel dans le but de propulser des entreprises qui développent des solutions technologiques innovantes pour améliorer la santé des femmes.

D’où vient la FemTech? Quel a été le déclic?

Plusieurs facteurs y contribuent. Premièrement, la nouvelle génération de femmes ne se prive pas de parler haut et fort de ses problèmes, en toute transparence, et demande à être traitée comme les hommes. C’est vraiment un mouvement pour les femmes et par les femmes puisque 80% des investisseurs sont des femmes. Deuxièmement, l’essor de la santé numérique. Même si seulement 3% des projets dans ce secteur concernent spécifiquement les femmes aujourd’hui, plusieurs projets FemTech relèvent de la santé numérique (Internet des objets, capteurs…) et vont accompagner la croissance. Le dernier élément est l’envol de la médecine personnalisée. On veut aujourd’hui traiter les femmes de façon différente. Jusqu’à présent, l’homme est toujours au centre des protocoles de recherche et du développement thérapeutique, tandis que les femmes ont été écartées notamment parce qu’elles ont des cycles et, de ce fait, ne sont pas considérées comme fiables dans les études. La médecine personnalisée permet de mieux prendre en compte les spécificités féminines.

Lan Zuo Gillet est directrice adjointe de l’EPFL Innovation Park, responsable des start-up et des programmes de formation, d’incubation et d’accélération © Elyn

Comment réagissent les investisseurs vis-à-vis des entreprises labélisées FemTech?

La majorité des investisseurs sont des hommes. La FemTech, qui traite des problèmes de santé féminins, leur est pour la plupart inconnue. Il peut donc arriver que les projets FemTech soient mal compris ou peinent à attirer l’attention des investisseurs. Mais les choses sont clairement en train de changer. Dans la foulée des mouvements pour les femmes et par les femmes, la FemTech devient de plus en plus visible et attire l’attention de façon croissante. Plusieurs fonds spécialisés sont en train d’être créés, certes très souvent dirigés par des femmes. Parallèlement, des investisseurs traditionnels dans la santé et les sciences de la vie commencent aussi à s’intéresser à ces sujets. Le plus important pour les investisseurs reste le potentiel de gain et ils le voient.

Peut-on parler d’un boom de la FemTech?

Au cours des cinq dernières années, il y a indéniablement eu une très forte croissance. Quand on part de très bas, c’est vite impressionnant, mais selon les dernières statistiques il y a plus de 1400 investisseurs dans la FemTech. Le montant total des investissements reste encore modeste, mais aussi du fait que le nombre de projets est encore faible.

Qu’apporte la FemTech pour la santé des femmes ?

Jusqu’à présent, dans la santé de la femme, on a traité le plus visible: les cancers du sein et du col de l’utérus. La majorité des solutions proposées concernaient des choses relativement courantes telles que les règles, la fertilité, la ménopause. Avec la FemTech, les solutions s’orientent aussi vers le diagnostic, la prévention et le bien-être de la femme.

Illustration © Elyn
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La ménopause, par exemple, qui n’est pas en soi une maladie, attire de plus en plus d’attention et de fonds. Pourquoi?

Aujourd’hui une femme de 50 ans est au sommet de sa carrière. La ménopause peut entraîner des bouffées de chaleur qui impactent la vie quotidienne, de l’insomnie, une dépression, voire un retrait de la vie professionnelle, ce qui peut représenter une grande perte pour la société. On s’éloigne de questions purement médicales pour s’étendre au domaine du bien-être. Je pourrais citer trois exemples de start-up qui ont bénéficié du programme Tech4Eva. La première offre un bracelet connecté pour apaiser la sensation des bouffées de chaleur. Elle a connu un succès énorme aux États-Unis car cet appareil offre une aide efficace pour des femmes pleinement actives dans leurs entreprises.

Les produits de deux autres start-up sont plus difficiles à promouvoir, car elles se préoccupent de problèmes particulièrement intimes. L’une développe un jeu et un outil pour stimuler et entraîner le plancher pelvien après l’accouchement, l’autre développe une sorte de bâton lubrifiant pour entraîner les muscles vaginaux pour une meilleure vie sexuelle après l’accouchement ou la ménopause. Certains de ces produits et approches pourraient être vus parfois comme tabous, mais de plus en plus de femmes et d’hommes sont à l’aise à l’idée que les femmes s’occupent de leur corps et de leur intimité à l’aide de la technologie. Je suis confiante: cela va se poursuivre.

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La technologie offre-t-elle aussi une alternative à la chimie?

Il est clair que pour la ménopause, la thérapie hormonale de substitution est la première option. Mais certaines femmes n’en veulent pas et la technologie permet de développer d’autres solutions, y compris à travers une communauté connectée. Nous soutenons aussi une société qui cherche des compléments alimentaires pour accompagner cette période. Les solutions numériques sont séduisantes car non invasives.

Quel type de solution proposent les start-up que vous soutenez?

On ne contrôle pas le pipeline, mais dans le programme Tech4Eva, plus de la moitié des entreprises soutenues proposent des solutions numériques. C’est souvent la solution la plus facile, indépendamment de la FemTech. Les solutions deeptech ou thérapeutiques demandent plus de temps, de fonds et donc pas le même type de soutien que ce que nous proposons à ce stade. Nous avons commencé par soutenir ce genre de projets, parce que c’est ce que nous savons faire le mieux à l’EPFL Innovation Park. Mais nous avons l’ambition d’élargir cette plateforme pour soutenir des projets en amont et nous associer avec les chercheurs et les chercheuses pour favoriser l’émergence de nouveaux projets et faciliter le transfert de technologie.

Certaines femmes n’en veulent pas et la technologie permet de développer d’autres solutions

Quel est le profil des start-up FemTech intéressées par le programme Tech4Eva?

Il y a un peu de tout, y compris des personnes qui ne sont pas issues du milieu tech. Ce sont souvent des personnes, surtout des femmes en l’occurrence, concernées par la problématique. Parfois, elles sont issues d’une communauté autour d’une maladie. Il y a aussi des hommes, à hauteur de 20% de nos entrepreneurs. Dans leur grande majorité, ils ont un historique en lien avec un problème, comme conjoint ou comme médecin par exemple.

Les hommes font-ils preuve de réticence?

Pas de manière systématique. Mais par exemple, si l’on organise un événement et que l’on cherche un intervenant haut placé, un homme dira: «Regardez avec ma collègue.» Dans la tête d’un CEO, il pense qu’il n’est pas concerné par la FemTech. C’est dommage! Souvent, quand il s’agit de FemTech, on ne voit que des femmes. Notre défi est de casser cette image et d’intégrer les hommes. Si on pense que la FemTech est un truc de bonne femme, on a perdu notre pari!

La FemTech peut-elle faire avancer la santé et le bien-être des femmes dans les pays en voie de développement?

Notre appel est international, même si pour l’instant nous n’avons pas encore focalisé nos efforts vers ces pays. Mais nous avons clairement l’ambition de développer la FemTech pour les femmes des pays en voie de développement. Il nous faut évidemment une autre approche, qui d’une part intègre les organisations internationales telles que l’OMS et d’autre part permette de faire remonter les problèmes spécifiques des femmes de ces pays. C’est un objectif que nous avons pour les prochaines années.

La FemTech peut-elle s’intéresser à d’autres domaines que le corps des femmes, comme la promotion de l’égalité?

Nous avons délibérément choisi de ne pas nous positionner sur le débat de l’égalité. En revanche, il y a un lien certain entre la santé des femmes et l’égalité. Si une entreprise commence à prendre en compte la santé des femmes et développe des mesures pour accompagner les femmes enceintes, avec des règles douloureuses ou en ménopause, c’est indirectement aussi promouvoir la condition des femmes. Nous cherchons à travailler avec les ressources humaines des grandes entreprises pour qu’elles achètent des solutions qui aident les femmes à ces différents stades de vie. Plus que sur l’égalité, la FemTech joue sur la différenciation. La femme est biologiquement différente, elle doit être traitée différemment. La jeune génération est consciente de cela.

La FemTech doit-elle rester un secteur à part sur le long terme?

Dans l’idéal, la FemTech pourrait devenir un secteur des med-tech ou de la santé numérique. C’est pour l’instant un mouvement qui fait bouger les choses et il va certainement en être ainsi encore pour les cinq prochaines années.

…de plus en plus de femmes et d’hommes sont à l’aise avec l’idée que les femmes s’occupent de leur corps et de leur intimité à l’aide de la technologie.”

Faire sauter les freins à la carrière des femmes

Le programme Tech4Eva est soutenu par le Groupe Mutuel, l’une des plus grandes compagnies d’assurance maladie actives en Suisse, comptant plus d’un million de clients. Une démarche qui tombe sous le sens, selon Sophie Revaz, membre de la direction générale: «La moitié de notre clientèle est composée de femmes, or la part d’investissements spécifiquement dédiée aux problèmes féminins est inférieure à 4%! Pour nous, cela doit impérativement changer.»

Les raisons ne sont pas qu’économiques. En tant qu’assureur, le Groupe Mutuel ne se considère pas comme un simple «payeur de factures», mais comme une organisation qui doit aussi proposer des solutions adaptées aux soucis de ses clientes et clients. «Or les start-up qui passent par le programme Tech4Eva pourraient être en mesure de développer des services ou des produits qui manquent aujourd’hui à nos clientes», assure Sophie Revaz.
S’il est trop tôt pour mentionner des exemples précis, la responsable évoque déjà l’idée de proposer des compléments d’assurance qui donneraient un meilleur accès aux produits issus de la FemTech. «Déjà dans cette phase d’exploration, nous avons tous à y gagner, souligne-t-elle. Non seulement cela nous permet de voir quelles solutions innovantes s’apprêtent à entrer sur le marché ces prochaines années, mais notre contact permet aussi aux créatrices et créateurs de ces start-up de bénéficier de notre connaissance du terrain et des besoins de notre clientèle. Nous serons aussi leurs partenaires pour les aider à atteindre le marché car nous pourrons leur donner un feed-back professionnel sur leur projet.»

Sophie Revaz, qui avoue volontiers que cette thématique lui tient particulièrement à cœur, inscrit l’engagement du Groupe Mutuel pour Tech4Eva dans une vision à plus long terme: «Les thèmes autrefois tabous de l’absentéisme ou des ruptures de carrière dues à des problèmes exclusivement féminins, tels que la grossesse ou la ménopause, font désormais partie des préoccupations réelles de nombreuses entreprises. Nous visons à travers notre engagement à contribuer à ce que davantage de femmes puissent progresser dans la hiérarchie, en offrant des solutions adaptées aux problèmes qui leur sont propres et qui, aujourd’hui, sont autant de freins à leur carrière.»

Le Groupe Mutuel est une compagnie d’assurance suisse

 

Les thèmes autrefois tabous de l’absentéisme ou des ruptures de carrière dues à des problèmes exclusivement féminins font désormais partie des préoccupations réelles de nombreuses entreprises”