Dès le printemps 2022 l’EPFL a accueilli quatre artistes en résidence. Chaque artiste a travaillé en étroite collaboration avec un ou plusieurs laboratoires de l’EPFL afin de créer un projet, présenté à l’EPFL Pavilions début 2023.
Chaque artiste nous invite à nous interroger, en se servant d’une combinaison unique de méthodes qui efface la frontière entre la recherche artistique et la recherche scientifique.
Le mot olivine ne vous dit peut-être rien. Pourtant, vous en rencontrez dans votre quotidien. Ce silicate de magnésium et de fer est l’un des minéraux les plus répandus au monde et l’un des principaux composants du manteau terrestre. Grâce à sa capacité de piégeage du carbone et à ses propriétés tectoniques, il favorise l’existence de la vie sur notre planète, et peut-être sur les exoplanètes.
« Un élément sur l’olivine a retenu mon attention. Ce magnifique cristal vert, sous forme de pierre précieuse, est appelé péridot. J’ai eu un déclic en lisant un article de la revue European Journal of Minerology qui mentionnait qu’il représentait la grande majorité des poussières interstellaires. Il est intéressant de constater que votre intuition débouche sur quelque chose de plus nuancé que ce à quoi vous vous attendiez », confie Joel Kuennen.
Habitant aux États-Unis, l’artiste a développé Spheroids, un projet qui interroge sur notre conception des exoplanètes dans le contexte de notre propre existence terrestre, et des menaces qui pèsent sur elle aujourd’hui.
« Elon Musk et Jeff Bezos dépensent des milliards pour développer une entreprise extractive et néocoloniale dans l’espace, alors qu’ils pourraient utiliser cet argent pour repenser les systèmes d’équité et d’aide sur Terre », précise Joel Kuennen. « Comment devrions-nous envisager l’espace à l’ère de l’exploration et de l’exploitation commerciales, parallèlement à une crise climatique planétaire ? »
Pour stimuler l’introspection et le débat sur ces questions délicates, Joel Kuennen a créé Object of Interest 700 e, une installation qui attire et repousse simultanément les spectatrices et spectateurs. L’artiste a eu l’idée d’étudier l’olivine après avoir échangé avec Claudio Grimaldi et Paolo de los Rios du Laboratoire de biophysique statistique (LBS) sur l’abiogenèse, le processus de création de la vie à partir de matières non vivantes, comme les composés organiques simples, et les conditions nécessaires à la vie extraterrestre.
Joel Kuennen a ensuite travaillé avec Yong Liu et Arnaud Magrez, de la plateforme Cristallogenèse, pour faire croître sept cristaux d’olivine uniques à l’aide de lasers infrarouges. Les cristaux sont généralement cultivés à partir d’un cristal de semence, mais l’artiste a voulu le faire à partir d’un minéral naturel afin de reproduire en laboratoire les couleurs de la nature, du vert-jaune au vert profond. L’utilisation du minéral naturel comme source pour les cristaux a amené Yong Liu à développer une nouvelle méthode pour les faire croître, une technique de zone flottante chauffée par laser, que Joel Kuennen, Yong Liu et Arnaud Magrez présenteront à l’été 2023 lors de la « International Conference on Crystal Growth and Epitaxy ».
Joel Kuennen a également exploité le minéral pour le son afin « d’entendre le temps de la Terre ». Les oscillateurs à quartz sont utilisés dans la plupart des appareils modernes de mesure du temps tels que les smartphones et les montres. En utilisant l’un des cristaux cultivés en laboratoire, l’artiste a trouvé la fréquence de résonance du cristal et en a utilisé une fine tranche pour créer un oscillateur à cristal avec le minéral définissant la Terre.
Notre imaginaire culturel autour des exoplanètes est encore malléable, ce qui signifie que nous avons toujours le choix quant à notre conception de celui-ci. »
« Notre imaginaire culturel autour des exoplanètes est encore malléable, ce qui signifie que nous avons toujours le choix quant à notre conception de celui-ci. Le but de mon travail est d’inviter les gens à penser en termes de temps plus long, et à s’extraire du présent continuel exigé par notre sphère médiatique. »
Le projet final présente un « sphéroïde » de porcelaine enveloppé de couches de biofilm composées de champignons et de bactéries en symbiose avec la digestion humaine.
Ce sphéroïde repose sur un bassin en céramique, qui a été coulé avec de l’argile provenant du Grammont près de Vouvry – le site montagneux d’un ancien glissement de terrain à l’origine d’un tsunami qui a dévasté Genève en l’an 563.
D’après l’artiste, l’intégration de l’argile est un clin d’œil à l’histoire des désastres de l’humanité, ainsi qu’un avertissement sur l’issue potentiellement catastrophique de la colonisation de l’espace. Cet avertissement nous invite à repenser notre conception des mondes extraterrestres selon laquelle ils sont propices à notre exploitation et notre profit.
« J’ai commencé à comprendre que la vie, dans tout le cosmos, est une certitude. Les mêmes processus chimiques à partir desquels la vie s’est développée sur Terre sont à l’œuvre dans tout l’Univers. L’Univers n’est pas un lieu exotique propice aux voyages touristiques, mais un lieu extrêmement familier qui mérite d’être protégé. »
Le projet de Riccardo Giacconi, diplômé des beaux-arts de l’Université IUAV de Venise, se concentre sur les corps célestes et le corps humain. L’artiste a commencé sa résidence par deux semaines d’entretiens avec des chercheuses et chercheurs du Laboratoire de robotique reconfigurable (RRL), du Laboratoire de biorobotique (BioRob) et du Laboratoire d’algorithmes et systèmes d’apprentissage (LASA) de l’EPFL, afin d’explorer les questions artistiques et scientifiques à la frontière entre l’être humain et la machine.
Pendant ces entretiens, Riccardo Giacconi a été surpris par le grand nombre de réponses apportées à ses questions par des chercheuses et chercheurs dans différents domaines de l’intelligence artificielle et de la robotique, et par le lien étroit entre ces réponses et son propre intérêt pour l’animation à travers les marionnettes.
« Selon les mots d’un chercheur, un robot est une machine intelligente qui réalise un travail physique et qui est dotée d’une intelligence définie comme la capacité à réagir aux informations reçues sur son environnement, rapporte Riccardo Giacconi. Une autre définition intéressante : un robot est un substitut à un être vivant. Il y a un lien avec mon travail avec les marionnettes et l’animation qui consiste à donner vie aux objets. »
Riccardo Giacconi a également reçu des réponses variées à ses questions sur l’éthique de la robotique (qui devrait avoir accès en premier à ces technologies?) et les formes (les robots humanoïdes sont-ils encore un concept utile ou l’avenir appartient-il à des Moris pliables et des Pleurobots amphibies?). Mais tout au long de son questionnement, un thème commun a émergé : la robotique est autant une étude de l’être humain que de la machine.
« La robotique traite de la façon dont nous nous définissons en tant qu’êtres humains et dont nous percevons le monde. Pour moi, cela a été un changement radical de perspective. De ces différentes conversations est née l’idée que la robotique définit un spectre, avec, d’un côté, des machines autonomes et, de l’autre, des technologies intégrées telles que l’augmentation humaine. »
Cette prise de conscience a amené Riccardo Giacconi à définir la place des marionnettes dans ce spectre, ce qui, en retour, a inspiré son projet AiR. Sur la base de ses entretiens et des images des laboratoires de l’EPFL, Riccardo Giacconi développe un film narratif, mettant en scène des robots et des marionnettes, en collaboration avec l’atelier Carlo Colla & Figli basé à Milan.
Le titre de son projet, Rational and Irrational Numbers, fait référence à l’étincelle de magie que voit Riccardo Giacconi dans l’animation, qu’il s’agisse d’une marionnette ou d’un robot. Il s’intéresse à la relation entre l’animateur et l’animé, qu’il définit, dans le contexte de la marionnette, comme un duo : chaque marionnettiste doit laisser un espace vide dans sa pratique pour favoriser l’autonomie de la marionnette.
Il y a un lien avec mon travail avec les marionnettes et l’animation qui consiste à donner vie aux objets. »
« J’utilise les nombres irrationnels comme métaphore de ce phénomène, connu dans les arts sous le nom d’aura, parce que l’animation se produit grâce à une foi aveugle : nous savons que ces objets ne sont pas vivants, mais nous mettons de côté notre incrédulité », explique Riccardo Giacconi. « Même pour les chercheuses et chercheurs avec lesquels j’ai échangé, le fait de voir leur robot prendre soudainement vie peut encore susciter de l’étonnement et de la joie. »
Le projet de Dorota Gawęda et d’Eglė Kulbokaitė prend en considération les paysages de synthèse. Respectivement originaires de Pologne et de Lituanie, ces artistes résident désormais à Bâle, où leur pratique multimédia s’appuie sur des processus de recherche historique et théorique approfondis.
« Nous aimons combiner des éléments qui apparaissent opposés, comme la technologie et la mythologie, et utiliser des personnages et des situations spécifiques comme déclencheurs d’une narration qui devient progressivement moins spécifique et plus abstraite », explique Dorota Gawęda. Dans le cas de leur projet AiR, intitulé Synthetic Landscapes, les artistes combinent un film basé sur des données, l’intelligence artificielle et des éléments d’histoires et de fables folkloriques d’Europe de l’Est.
Dorota Gawęda et Eglė Kulbokaitė explorent la conceptualisation du moi comme étant distinct de la nature, et pour aborder de manière critique le rôle que les artistes et les scientifiques ont joué dans cette aliénation par l’utilisation de la technologie, de la photographie ou de la peinture. Par cette recherche, elles cherchent à remettre en question le concept « illusoire » du moi comme étant séparé de l’environnement afin de traiter de nouveaux modes de relation avec le monde.
Pour parvenir à ce questionnement, le duo a créé un film intitulé Mouthless Part III. Il s’agit du troisième volet d’une série d’ouvrages consacrés à l’environnement et au langage que nous utilisons pour le décrire. Ce film a été élaboré en collaboration avec le Centre d’imagerie de l’EPFL. Il a été inspiré par des échanges avec CLIMACT et combine des données sur des événements climatiques extrêmes avec des simulations GAN (réseau antagoniste génératif) pour créer un décor de paysages artificiels aux climats changeants.
Dorota Gawęda et Eglė Kulbokaitė ont travaillé avec l’équipe du Centre d’imagerie, dont Laurène Donati, Edward Andò et Florian Aymanns, afin d’identifier et de développer des algorithmes qui pourraient être utilisés pour générer une représentation visuelle de différents paysages et conditions météorologiques. Elles ont ensuite utilisé leurs propres images et commandes de saisie de texte pour créer un environnement en constante évolution pour les personnages de leur film.
Dans leur vidéo, ces personnages – un paysan et un démon tiré du folklore slave, tous deux interprétés par le même acteur – engagent un dialogue évolutif dans ce décor météorologique. L’environnement changeant influence leurs interactions, de la même manière que les événements météorologiques extrêmes – qu’ils soient dus à une ère glaciaire ou à la crise climatique actuelle – ont façonné les sociétés humaines depuis leurs origines.
« Une année sans été ou une éruption volcanique peuvent déclencher des événements sociaux tels que la famine ou la révolution. De la même manière, le dialogue du film évolue », déclare Eglė Kulbokaitė.
Le projet AiR du duo est riche en messages environnementaux, sociaux et existentiels, mais face à l’œuvre achevée, elles espèrent que les spectatrices et spectateurs tireront leurs propres conclusions.
« Nous voulons explorer le rôle de l’artiste dans la narration d’histoires sur le moi et notre relation à la terre, ainsi que l’idée que le moi en dehors de la nature est une illusion, explique Dorota Gawęda. Nous essayons de dire toutes ces choses en tant qu’artistes, mais nous pensons que tout ce que les gens retiendront du film est précieux. Nous espérons que cela les amènera à penser et à ressentir les choses différemment. »
Nous voulons explorer le rôle de l’artiste dans la narration d’histoires sur le moi et notre relation à la terre, ainsi que l’idée que le moi en dehors de la nature est une illusion. »
Dorota Gawęda
L’artiste visuel suisse Alan Bogana a créé un projet multimédia intitulé Light-Oriented Ontologies. Celui-ci explore les interactions entre la lumière et la matière à l’aide de techniques scientifiques telles que l’holographie et l’impression 3D volumétrique. Son projet est actuellement visible dans le cadre de la nouvelle exposition à l’EPFL Pavilions, Lighten Up! On Biology and Time.
Bien qu’un projet basé sur la lumière et l’imagerie puisse sembler facile à adapter aux médias artistiques, Alan Bogana explique que c’était un véritable défi d’appliquer des techniques adaptées à l’échelle micro et nanométrique à une œuvre d’art pour une exposition. L’artiste domicilié à Genève a mis en place une pratique axée sur les relations entre la science, la technologie, la culture et la perception, et a déjà travaillé avec des scientifiques et des techniques de laboratoire, dont une résidence au CERN.
Tout naturellement, il a donc lancé son projet AiR avec une grande phase de recherche immersive sur le campus de l’EPFL. Cela a impliqué des rencontres et des échanges approfondis avec des chercheuses et chercheurs, notamment du Laboratoire de dispositifs photoniques appliqués (LAPD) et du Laboratoire d’optique.
« Selon moi, l’un des aspects communs à l’art et à la science est la relation avec l’inconnu et la manière dont nous l’abordons, le type de questions que nous nous posons », précise Alan Bogana. « Je voulais me faire une idée du travail des scientifiques, comprendre leur domaine de spécialisation et son évolution, leurs questions de recherche et le “Graal” de leur domaine. »
À partir de ces échanges, Alan Bogana a identifié un certain nombre de techniques et thèmes intéressants, mais il a axé son projet sur l’utilisation de l’impression 3D volumétrique pour produire des tissus biologiques in vitro appelés organoïdes. Contrairement à l’impression 3D couche par couche, l’impression 3D volumétrique actuellement développée par Christophe Moser et des collègues du LAPD implique d’éclairer une résine photosensible à partir de différents angles. Le motif de lumière projeté sur la résine provoque sa polymérisation, ou son durcissement. Celle-ci prend une forme donnée, lisse ou courbe, qui est difficile à obtenir avec l’impression 3D traditionnelle. Il s’agit donc d’une technique idéale pour produire des organes et des tissus in vitro pour la recherche médicale, par exemple.
« L’un des principaux aspects de cette recherche est la limite entre le vivant et le non-vivant, indique Alan Bogana. Je m’intéresse à certains artefacts créés par l’être humain et j’étudie ensuite leur comportement et leur interaction à différentes échelles pour voir quels types de récits en découlent. » Par exemple, quels types de questions éthiques ou de récits pourraient susciter l’impression 3D volumétrique d’organes ? Dans quelle mesure la lumière a-t-elle un pouvoir d’action, voire une conscience ?
Ces techniques et questions ont inspiré l’installation Light-Oriented Ontologies – The Beginnings, qui fait partie de l’exposition en cours « Lighten Up! ». Son travail reflète la notion même de la vision, la perception de la lumière et sa conversion en énergie et en information. Comment la sensibilité à la lumière a-t-elle fait évoluer et influencé la vie de nos ancêtres ? Comment pouvons-nous comprendre notre rapport à la lumière en remontant aux racines évolutives de notre relation à celle-ci ?
L’installation est composée d’un ensemble d’objets translucides, qui sont des solidifications directes de la lumière se propageant à travers une résine photosensible. Ce sont des faisceaux lumineux cristallisés qui proviennent d’interactions entre différents types de composants optiques et de mouvements spatiaux générés par des moteurs et des manipulations manuelles. Ces objets créent un ensemble de formes qui évoquent des organismes vivants simples, des organes de vision improbables et des structures inorganiques d’aspect organique que l’on trouve dans la nature, comme les fossiles. ■
Selon moi, l’un des aspects communs à l’art et à la science est la relation avec l’inconnu et la manière dont nous l’abordons, le type de questions que nous nous posons. »
Lancé par le Collège des humanités et amplifié par EPFL Pavilions, «Enter the Hyper-Scientific» reflète la mission du CDH : favoriser les rencontres transdisciplinaires entre les artistes et la communauté scientifique de l’EPFL. En établissant des collaborations entre les artistes et les scientifiques dans différentes disciplines, ce programme vise à créer une plateforme pour promouvoir de nouvelles approches et recherches esthétiques au croisement de l’art, de la technologie, de la science et des sciences humaines.
Depuis 2022, le programme a un partenariat avec la ville de Lausanne. Celle-ci offre aux artistes en résidence un hébergement dans la coopérative d’habitation La Meute récemment inaugurée, où résident divers artistes et praticiennes et praticiens de la culture, permettant un échange avec la foisonnante scène culturelle de Lausanne.
Agenda des expositions
En ce moment: Présentation d’Alan Bogana du 24 mars-30 juillet 2023 – Lighten Up! On Biology and Time – Pavilion B, EPFL Pavilions
Ont déjà eu lieu:
Exposition de Riccardo Giacconi du 12-29 janvier 2023 – Pavilion A, EPFL Pavilions
Expositions de Joel Kuennen + Dorota Gaweda/Eglė Kulbokaite du 2-26 février 2023 – Pavilion A, EPFL Pavilions