En raison de la chaleur intense et de la pression qui règnent au cœur des étoiles telles que le Soleil, des atomes – notamment des paires d’atomes d’hydrogène – se mettent à fusionner. Dans ce plasma brûlant, lorsque deux noyaux légers fusionnent en un noyau plus lourd, ils perdent un peu de masse qui se voit convertie en énergie selon la fameuse formule d’Einstein, E=mc2. Ce sont ces réactions qui sont à l’origine des énormes quantités d’énergie libérées dans l’univers.
Les scientifiques sont d’ores et déjà capables d’obtenir des réactions de fusion sur terre. Le défi, c’est de les maintenir sur la durée et de récolter la chaleur qui en découle afin de la transformer en davantage d’électricité qu’il n’en a fallu pour chauffer le plasma. A l’EPFL, c’est dans une chambre à confinement toroïdal, appelée tokamak, que l’on étudie la façon d’y arriver. Les scientifiques y chauffent à plus de 100 millions de degrés un gaz de deutérium – un isotope de l’hydrogène. A ces températures, les électrons sont séparés de leurs atomes, et c’est cette “soupe” de particules chargées que l’on appelle plasma, ou quatrième état de la matière. Au sein de ce plasma, des collisions très énergétiques se produisent entre les noyaux des atomes. Le champ magnétique permet au plasma de rester au centre de la chambre de ne pas en toucher les parois.
Le Swiss Plasma Center occupe environ 200 personnes, en recherche, aux études ou à la technique. Il dispose depuis 30 ans de son propre tokamak le TCV (tokamak à configuration variable), reconnu comme l’une des plates-formes de recherche en fusion les plus importantes d’Europe en raison de ses caractéristiques bien spécifiques et de sa flexibilité.
“Nous avons construit tout cela avant l’existence d’internet, et le cœur de la machine est toujours le même aujourd’hui”, se réjouit Basil Duval, responsable des systèmes de mesure du TCV, qui souligne que les travaux menés à Lausanne sont de portée mondiale – non seulement pour le projet ITER, mais pour toute la communauté de recherche en fusion nucléaire. Au fil des ans, des centaines de publications sont ainsi venues enrichir la connaissance des plasmas. “Pour un pays de la taille de la Suisse, disposer d’une expérience de ce calibre, c’est tout à fait exceptionnel !” En parallèle, le Swiss Plasma Center a lancé le premier Mooc public dédié à la fusion, qui a déjà été suivi par 45’000 personnes.
Aujourd’hui, “nous avons constamment une cinquantaine de doctorantes et doctorants, et tous ou presque travaillent au développement d’un nouvel outil de mesure ou de contrôle du plasma”, souligne Yves Martin, adjoint du directeur.
Pour marquer les 30 ans de son précieux outil, le Swiss Plasma Center accueille en septembre les représentants du consortium EUROfusion, en charge de plusieurs initiatives dont la mise au point des fondements théoriques, testés au TCV de l’EPFL, qui donneront toutes ses chances de succès au mégaréacteur ITER en construction dans le Sud de la France. Ambrogio Fasoli, directeur du Swiss Plasma Center, est également président d’EUROfusion et vient d’en être nommé directeur de programme. « Nous avons alimenté les connaissances sur le comportement des plasmas depuis 30 ans et comptons bien continuer dans cette même voie. De nombreuses améliorations apportées à la machine nous fourniront de précieuses données qui alimenteront l’élaboration d’ITER, de DEMO et de tous les réacteurs du futur – afin de faire de la fusion nucléaire une réalité dans les prochaines décennies », affirme ce dernier.
Nous avons construit tout cela avant l’existence d’internet, et le cœur de la machine est toujours le même aujourd’hui”
Parce qu’il est « à configuration variable », le TCV sert principalement à étudier l’effet de la forme du plasma sur ses caractéristiques (température, qualité du confinement) ainsi qu’à investiguer de nouvelles formes de plasma. Il permet aussi d’étudier la configuration du « divergeur », un dispositif permettant de contrôler l’échappement de l’énergie du cœur du plasma, qui est l’un des défis à résoudre pour que les plasmas puissent être maintenus, sans endommager le réacteur, pendant de longues durées. Dans une récente collaboration, le Swiss Plasma Center s’est associé avec Google DeepMind afin d’appliquer des techniques d’apprentissage profond et d’intelligence artificielle à la gestion en temps réel des paramètres contrôlant le plasma. Ces méthodes ont été appliquées pour la première fois à des plasmas réels au sein du TCV.
Comme tous les tokamaks, le TCV est composé d’une chambre à vide en forme de tore (comme un donut), à l’intérieur de laquelle on injecte du gaz qui va devenir plasma. Les champs magnétiques créés par de grandes bobines qui entourent la chambre permettent de guider les particules pour éviter qu’elles ne touchent la paroi. En outre, une colonne centrale, également composée de bobines, génère un courant électrique dans le plasma, assurant la stabilité de ce dernier, tandis qu’un autre champ magnétique, poloïdal celui-là, permet de lui conférer une forme spécifique. Le tokamak est entouré de systèmes de chauffage (micro-ondes et injection de particules chaudes) et de beaucoup de systèmes de mesure (température, densité, rayonnement, fluctuations, et autres paramètres cruciaux).
Dans les usines à fusion du futur, la chaleur produite par les réactions de fusion alimentera des turbines, comme dans les centrales actuelles à fission, afin de produire de grandes quantités d’une électricité durable et sans émissions de gaz à effet de serre ni de déchets radioactifs à longue durée de vie.
Aujourd’hui, entre bouleversements climatiques et crises énergétiques, l’intérêt pour la fusion reprend du galon. Outre les institutions de recherche soutenues par des Etats, des dizaines de start-up se sont lancées dans la course. Elles ont décroché ces dernières années 6 milliards de dollars pour assembler leurs prototypes.
Du côté de l’EPFL – et de l’Union européenne, rassemblée avec d’autres partenaires internationaux autour du mégaprojet ITER –, c’est sur les installations de grande taille fonctionnant sur le principe du confinement magnétique que l’on mise en priorité. Au sein d’un tokamak, un plasma composé de deux isotopes d’hydrogène – deutérium et tritium – est chauffé à quelque 150 millions de degrés afin que les particules disposent d’assez d’énergie pour se collisionner assez fort pour fusionner. Tout le défi réside dans le confinement de ce plasma brûlant: même s’il ne pèse que quelques grammes, un seul contact avec les parois du réacteur provoquerait d’importants dégâts.
Or le tokamak de l’EPFL a précisément cette caractéristique d’être “à configuration variable”. Les électro-aimants qui l’entourent peuvent être paramétrés de manière à pouvoir conférer au plasma des formes choisies et étudier l’effet de ces formes sur ses caractéristiques (température, qualité du confinement). Il permet aussi d’étudier la configuration du « divergeur », le dispositif permettant de contrôler l’échappement de l’énergie à partir du plasma, qui est l’un des défis à résoudre pour que les plasmas puissent être maintenus pendant de longues durées.
Dans une récente collaboration, le Swiss Plasma Center s’est associé avec Google DeepMind afin d’appliquer des techniques d’apprentissage profond et d’intelligence artificielle à la gestion en temps réel des paramètres contrôlant le plasma.
Les centrales nucléaires à fission jouent actuellement un rôle important pour assurer une énergie “de base”, de façon continue. Elles peinent toutefois à emporter l’adhésion des décideurs et du public, surtout en raison du problème des déchets à longue durée de vie et de la sécurité des populations avoisinantes. La fourniture de l’uranium est en outre régulièrement compromise par des conflits dans les zones d’extraction.
© Statista
Autant d’écueils que les centrales à fusion pourront éviter, de par leur principe même de fonctionnement:
Pas de déchets à long terme
Les réactions de fusion nucléaire ne font intervenir que deux isotopes d’hydrogène, le deutérium et le tritium, ce dernier n’étant que faiblement et brièvement radioactif. La réaction elle-même tend à rendre radioactifs certains composants des tokamaks, mais seulement de façon temporaire (demi-vie de l’ordre de 10 à 20 ans, contre des centaines de millions d’années pour l’uranium).
Aucun risque d’emballement des réactions de fusion
Dans un tokamak, les réactions s’arrêtent immédiatement lorsque l’apport de combustible est fermé
Grande disponibilité et économie des matières premières
Le deutérium est bon marché, abondant dans l’eau de mer; le tritium peut être fabriqué à partir d’une faible quantité de lithium; et l’énergie contenue dans le combustible destiné à la fusion permet, à masse égale, de générer 4 millions de fois plus d’énergie que le charbon ou le pétrole.
La maîtrise de la fusion nucléaire permettra donc à l’humanité de s’affranchir totalement des sources fossiles. Reste à faire en sorte que cela puisse devenir une réalité le plus vite possible.
C’est que les défis sont énormes, et les investissements nécessaires absolument colossaux. En témoigne le sort d’ITER, le mégaréacteur en construction actuellement à Cadarache, dans le Sud de la France. Démarré en 2008 avec un budget initial de 10 milliards d’euros, le tokamak aurait dû accueillir son premier plasma en 2016. De retards en surcoûts, les perspectives sont actuellement reportées à 2028, voire 2030 pour la mise en fonction, pour une facture largement supérieure au budget initial.
Or c’est des résultats d’ITER que dépendront les prochaines étapes de recherche : les réacteurs DEMO, puis PROTO, qui seront les premiers à injecter de l’électricité dans le réseau. “Faute de moyens, la recherche avance essentiellement de façon séquentielle, regrette Basil Duval. Par comparaison, le programme Apollo a pu être couronné de succès parce que plusieurs laboratoires travaillaient simultanément sur les mêmes projets et qu’on ne retenait que la meilleure solution.”
D’autres projets, publics ou privés, pourraient toutefois faire leur preuve dans un délai plus court. “Il est temps de mettre les bouchées doubles”, estime pour sa part Ambrogio Fasoli, qui suggère un démarrage de DEMO avant même qu’ITER ait pu accomplir l’entier de sa mission (lire son interview ci-dessous). “Il est indispensable que la fusion puisse faire partie du mix énergétique à long terme”.
Le TCV a également pu réaliser des formes de plasma particulièrement audacieuses ou étonnantes, telles que le “flocon de neige” ou la “triangularité inversée”, tout en intégrant l’apprentissage profond à la gestion des flux d’énergie, avec le concours de Google Deep Mind. Ces travaux, publiés dans Nature en 2022, ouvrent de nouvelles perspectives pour le développement de tous les tokamaks futurs.
Ambrogio Fasoli incarne une courroie de transmission essentielle entre le Swiss Plasma Center, qu’il dirige depuis une dizaine d’années, et les partenaires européens actifs dans le domaine de la fusion nucléaire, autour notamment des projets ITER et DEMO. Interview:
Vous avez récemment été nommé Directeur de programme pour EUROfusion, la faîtière européenne. Quelles seront vos premières actions ?
Elles sont déjà en cours ! J’ai présenté en juillet ma proposition pour une nouvelle feuille de route – et je crois pouvoir dire que toute l’Europe a conscience qu’il faut désormais accélérer les travaux, malgré les retards d’ITER.
Qu’est-ce que cela signifie, concrètement?
Que nous n’allons pas attendre la fin d’ITER avant de lancer la construction de DEMO et que nous devons avoir toutes nos portes ouvertes à l’innovation à tous les niveaux. Dans des projets de cette envergure, le long chemin de la fabrication de l’expérience est en soi une expérience riche d’enseignements. Nous avons déjà appris énormément pour en arriver là où nous sommes avec ITER, et les prochaines phases d’ITER nous apprendront encore plus. Cela nous permet de prendre des décisions stratégiques dès aujourd’hui pour DEMO.
Au point que l’on pourrait au final se passer d’ITER?
Non, pas du tout ! Sa réalisation reste une étape absolument fondamentale – mais nous devons paralléliser tout ce que nous pouvons afin de ne pas repousser encore l’objectif que nous visons – à savoir l’introduction dans le réseau d’électricité issue de la fusion. Je souligne que cette approche n’est pas une première: le chantier ITER n’a pas attendu la fin de la mission de ses prédécesseurs, JET et les autres machines européennes importantes, notamment TCV.
A ce stade, on ne sait même pas encore où DEMO sera construit…
Plusieurs manifestations d’intérêt circulent déjà – et il y aura même peut-être plusieurs DEMO ! Nous remarquons un formidable engouement pour la fusion depuis quelques années, y compris dans le secteur privé, qui a levé plus de 6 milliards de dollars et propose des approches très diverses – certaines semblant plus raisonnables que d’autres. Nous sommes en discussion avec certaines de ces sociétés. Nous observons aussi que la Chine a lancé d’énormes chantiers, probablement pour des usines équivalentes à DEMO.
Nous remarquons un formidable engouement pour la fusion depuis quelques années”
La course est donc relancée… quelles sont les chances de l’Europe?
Les approches divergent. Le programme chinois est plutôt étatisé tandis que les Américains poussent vers la privatisation de la recherche. Nous pensons de notre côté pouvoir tirer le meilleur des deux mondes, en créant des partenariats public-privé. Nous aurons alors le soutien financier des nations et l’agilité des milieux industriels. Le mot-clé, ici, c’est l’intégration, à tous les niveaux, y compris géopolitique. La recherche en fusion a servi, et peut continuer à servir de catalyseur pour un rapprochement de nombreux Etats autour d’un objectif commun. L’Europe, et avec elle, la Suisse, peut et doit rester le leader mondial de la course au réacteur à fusion.
Et tout ceci pour un résultat dans combien de temps?
Je réponds 20 ans. Vous pouvez dire comme d’habitude… mais je pense vraiment que c’est à notre portée pour la construction de DEMO, aussi en observant la phase finale de l’assemblage de ITER, une entreprise colossale, presque à bout touchant. C’est en tous cas mon objectif, et la vision que je défendrai sans relâche auprès d’EUROfusion.