Arabidopsis Thaliana:
La mauvaise herbe qui éclaire la science

Date 27.05.2024
Texte Sandy Evangelista
Source EPFL
Photo Arabidopsis Thaliana Inflorescencias. © wikipedia
L’arabette des dames est une petite plante, une mauvaise herbe, que l’on foule dans les clairières, qui pousse sur le bord de la route ou entre les dalles d’une allée. Discrète et sauvage, elle passerait inaperçue si elle ne colonisait pas le gazon de nos jardins. Elle n’est pas vraiment jolie avec sa rosette de feuilles au sol, sa longue tige maigrelette et ses fleurs parsemées. Du haut de ses quelque 25 centimètres, on pourrait penser qu’elle n’a pas grand-chose pour elle, bien au contraire!

Il se trouve qu’elle est LA plante préférée des biologistes. Ils l’étudient ou l’analysent, la dissèquent ou la stimulent, la martyrisent ou la chérissent, la cuisinent à toutes les sauces (non comestibles) depuis des décennies. En d’autres termes, l’arabette est la version chlorophylle des souris et autres drosophiles que l’on trouve dans les laboratoires. Elle sert même d’organisme modèle pour la recherche génétique en botanique. De son nom scientifique Arabidopsis thaliana, elle appartient à la famille de la moutarde et est cousine des choux, colzas, radis, navets et roquettes.

Ses atouts? Un petit génome compact – il fut le premier à être séquencé il y a plus de 20 ans – et une reproduction rapide – en deux mois elle fait le tour complet de sa croissance, de la graine à la plante, puis à la nouvelle graine. Elle a aussi une petite taille, un grand nombre de descendants, est adepte de l’autofécondation et robuste avec ça. Elle supporte des écarts de température impressionnants, de 0 à plus de 30 degrés. L’ensemble de son génome a été cartographié. Elle est si simple à manipuler que l’on crée des versions transgéniques, des mutantes dont on éteint ou active à loisir des gènes cibles.

Dans ce dossier
  • Un penchant pour le soleil
  • Du gravitropisme à la microgravité, elle devient extraterrestre

Les scientifiques veulent tout savoir d’elle: cellules, protéines, interactions moléculaires, génétique, génomique. Pourquoi et dans quelles conditions fleurit-elle? Lequel de ses 15’000 gènes est activé lors de la sénescence des pétales, ses forces, ses faiblesses, ses propriétés? Supporte-t-elle l’apesanteur, les radiations spatiales? On analyse aussi ses réponses aux changements des conditions environnementales, telles que la lumière, la température et la disponibilité en nutriments.

Les chercheuses et chercheurs l’utilisent dans les domaines les plus insolites. À l’EPFL par exemple, le Swiss Plasma Center a mené une étude sur un traitement des graines au plasma afin de voir si cette technique peut remplacer les pesticides et les fongicides. Une équipe a bombardé des arabettes pendant quelques dizaines de secondes, et analysé quelles étaient les voies de défense que la plante mettait en place. D’après les premiers résultats, il semblerait que le traitement au plasma pourrait être une voie d’action appliquée en agriculture pour protéger les plantes contre les stress environnementaux ou contre les prédateurs et cela, sans rejet de résidus dans l’environnement.

© wikipedia

En outre, l’Arabidopsis thaliana ne se limite pas aux propriétés mentionnées, elle pourrait même jouer un rôle dans la lutte contre le stress thermique des plantes dû au changement climatique. L’Arabette des dames suscite aussi l’inspiration chez les artistes, et récemment, elle a été utilisée par les chercheurs de l’Université de Lausanne (UNIL) en collaboration avec l’EPFL pour résoudre une question scientifique fondamentale, jusque-là non résolue.

Un penchant pour le soleil

Photo © Alain Herzog/EPFL
Nous le savons, la compétition est rude dans le monde végétal pour accéder à la lumière. Les petites plantes allongent leur tige, étendent leurs feuilles pour éviter l’ombrage des plus grandes. Si l’on connaît aujourd’hui leur processus d’adaptation, il restait un grand mystère à élucider sur la capacité de la plante à savoir d’où vient la lumière. C’est dans les cellules de l'Arabidopsis thaliana que les scientifiques ont trouvé la réponse.

Grâce à une collaboration inédite, des biologistes de l’UNIL et des ingénieurs de l’EPFL ont réussi, pour la première fois, à démontrer la corrélation entre la diffusion de la lumière et la capacité de la plante de s’orienter vers celle-ci. Ou si vous préférez, ils ont réussi à répondre à la question: comment les plantes reconnaissent-elles la direction de la lumière? La recherche a été publiée dans Science.

D’un côté, il y a l’équipe d’Andreas Schüler, spécialiste en nanotechnologie pour l’énergie solaire et chef du Groupe des nanotechnologies pour la conversion de l’énergie solaire à l’EPFL. De l’autre, le biologiste et expert en développement des plantes, Christian Fankhauser, du Centre intégratif de génomique de l’UNIL. Ils ont fusionné leurs compétences et se sont attelés pendant plusieurs mois à élucider ce mystère. «Nous comprenons que la tige de l’arabette est constituée de cellules qui s’organisent autour de tubes d’air, mais comment la lumière se propage-t-elle dans la plante et comment transmet-elle des informations aux cellules pour activer des réponses différentes, permettant ainsi à la plante de s’incliner et de rechercher la lumière la plus intense?», détaille Christian Fankhauser.

 

 

L’Arabidopsis thaliana à la campagne et à la ville. ©Wikipedia

Bien que le phototropisme, qui correspond à la capacité des plantes à s’incliner vers la lumière, soit un concept connu, personne n’avait encore élucidé le mécanisme d’activation des photorécepteurs d’un côté ou de l’autre de la plante. «Nous connaissons les photorécepteurs appelés phototropines. Il y a les phytochromes qui réagissent à la lumière rouge, et les cryptochromes qui détectent la lumière bleue/UV-A, qui régule le rythme circadien de la plante. Les phototropines jouent également un rôle dans le positionnement des feuilles et fournissent des informations sur l’intensité de la lumière», explique Martina Legris, doctorante à l’UNIL. Mais ce n’était pas suffisant pour comprendre ce qu’il se passait dans les cellules.

Comme souvent en science, la découverte tient d’un hasard. La création fortuite d’une arabette mutante, gorgée d’eau, translucide et incapable de s’orienter vers la source lumineuse a donné le point de départ de cette recherche à l’UNIL. Mais comment faire un gradient de lumière, c’est-à-dire calculer la variation de l’intensité lumineuse à travers cette toute petite et fine tige de l’arabette? «On a essayé plusieurs pistes, celle des pigments, des propriétés optiques, elles se sont toutes soldées par des échecs, se remémore Christian Fankhauser. C’est à ce moment-là que nous avons sollicité l’aide d’Andreas Schüler, qui dispose de tous les instruments nécessaires pour déterminer de manière très précise les propriétés optiques.»

Les phototropines jouent également un rôle dans le positionnement des feuilles et fournissent des informations sur l’intensité de la lumière »

Testée comme un capteur solaire

 Les deux chercheurs s’étaient déjà rencontrés lors d’une conférence sur la lumière naturelle. Leur intérêt commun pour la lumière du soleil leur a permis de se comprendre et de lancer le projet. «C’est passionnant de se pencher sur un tel sujet interdisciplinaire, c’est l’aventure. Cela nous a sortis des sentiers battus», s’enthousiasme Andreas Schüler. Il est vrai que pour ces ingénieurs, spécialistes des capteurs solaires, mener une campagne de mesures sur des échantillons vivants de moins d’un centimètre et dont la tige mesure 250 microns n’a pas été chose facile. Ils ont dû adapter certains appareils et apprendre à fixer les échantillons sans trop les écraser ou les modifier. Pour le reste, l’intention est la même spécifie Andreas Schüler: «On s’intéresse à l’interaction entre la lumière et la matière, dans le domaine microstructuré ou nanostructuré, pour nos capteurs solaires. En biologie, c’est pareil, on doit aussi comprendre l’interaction de la lumière avec les différents éléments des plantes.»

Afin de connaître précisément la structure de la minuscule arabette mutante et de sa soeur sauvage, les scientifiques les ont d’abord analysées aux rayons X à l’aide d’un tomographe. Une méthode très efficace pour visualiser, identifier ou quantifier la structure interne en 3D sans détruire l’échantillon. Par la suite, la plante a fait l’objet de différentes mesures, notamment en étant placée dans une sphère intégrante, également appelée sphère d’Ulbricht, un instrument optique utilisé en photométrie pour mesurer la luminance d’une surface. Elle indique à quel point une surface semble lumineuse dans une certaine direction. Elle prend en compte des facteurs tels que l’intensité lumineuse émise ou réfléchie par la surface, ainsi que la manière dont cette lumière est distribuée dans l’espace. Le principe repose sur la collecte de la lumière provenant d’une source et sa réflexion multiple à l’intérieur de la sphère peinte en blanc.

© wikipedia

Les plantes sont malignes

«Nous avons combiné cela avec notre spectromètre pour décomposer le faisceau lumineux. En raison de la petite taille de l’échantillon et de la faible quantité de lumière, nous avons dû trouver une source plus puissante. Cependant, nous avons réussi à montrer clairement la corrélation entre la diffusion de la lumière dans ces canaux d’air à l’échelle micrométrique et la capacité de la plante à s’orienter vers la lumière», explique Andreas Schüler.

«Le modèle démontre ainsi que les tubes d’air sont très importants pour que la plante puisse percevoir un gradient de lumière précis et sa direction. C’est un mécanisme différent de celui que l’on connaissait déjà.» Noyée, la plante perd sa capacité de phototropisme, car la lumière y est absorbée et diffuse. Christian Fankhauser reste admiratif sur les capacités infinies que développe la flore pour s’adapter et survivre. «Les plantes sont malignes, elles ont aussi développé la capacité de se réorienter grâce à la gravité. Prenez une tige, couchez-là dans l’obscurité pour qu’elle n’ait aucune information lumineuse, elle va faire du gravitropisme et retrouver une verticalité.»

Racine d’Arabidopsis de 8 jours. Le marron est l’épiderme, le rouge est le cylindre axial, le bleu est l’endoderme, le vert est le péricycle. ©Wikipedia

Du gravitropisme à la microgravité, elle devient extraterrestre

Photo © iStock
En raison de sa remarquable capacité d'adaptation, la petite plante mutante va être utilisée pour de nombreuses recherches; sérieuses, hétéroclites, étonnantes, inspirantes mais aussi artistiques. On attend d’elle qu’elle se surpasse, qu’elle impressionne, sur Terre et bien au-delà.

Il y a 30 ans, les astronautes ont décidé de soumettre notre Arabidopsis thaliana à l’environnement de microgravité en l’emmenant dans l’espace. Elle a d’abord eu la chance de séjourner dans la station spatiale MIR à la fin des années 90, puis à plusieurs reprises à bord de l’ISS, la Station Spatiale Internationale. Une équipe de scientifiques du Wisconsin Center for Space Automation and Robotics a aménagé un laboratoire orbital au début des années 2000 pour observer le comportement de la plante en microgravité. L’arabette a réussi à compléter son cycle de vie, démontrant ainsi qu’elle n’avait pas besoin de gravité pour sa croissance et son développement. L’arabette a émergé en tant que précurseur dans le domaine de l’agriculture spatiale, ouvrant ainsi la porte à des missions prolongées qui reposent sur une alimentation constituée de produits vivants plutôt que de produits lyophilisés ou déshydratés. L’idée gagne du terrain, d’autant plus que la plante est ressortie pratiquement indemne après une exposition de plus d’une année aux rayonnements et aux températures extrêmes du vide spatial, ses graines demeurant toujours prêtes à germer. Cela confirme sa capacité à se développer indépendamment de la présence de gravité.

L’étude d’Arabidopsis thaliana s’inscrit dans la continuité de recherches antérieures visant à comprendre comment les effets des environnements hypobares sur la Station spatiale internationale déterminent la croissance des plantes en microgravité pour les missions spatiales de longue durée. © NASA

Épanouie dans la poussière lunaire?

En tant que concurrente intrépide, toujours en quête de performances, notre arabette des dames a réussi à s’implanter dans du régolithe – c’est ainsi que l’on nomme la couche de débris rocheux et de poussière qui recouvre la surface solide de la Lune, entre autres. Les astronautes du programme Apollo ont collecté des échantillons de régolithe lunaire au cours de leurs missions afin de les ramener sur Terre pour des études approfondies. En 2021, une recherche financée par la NASA et menée au département des sciences horticoles de l’Université de Floride a démontré la possibilité de faire croître des plantes dans ce substrat peu nutritif. Les plants d’Arabidopsis thaliana récoltés après environ vingt jours pour l’analyse de leur ARN présentaient néanmoins des faiblesses similaires à celles des plantes cultivées dans des sols austères. La culture de l’Arabidopsis sur du régolithe a fait pas mal de bruit dans les médias, mais les plantes ont vraiment eu du mal à survivre et n’ont pas eu de progéniture. Il semble que nous soyons encore loin de la culture de pommes-de-terre, de blé ou d’autres plantes sur le sol lunaire.

© UF/IFAS Tyler Jones

 

© NASA, TYLER JONES, UF/IFAS

Changement climatique: des mutantes thermosensibles

Des chercheurs du Laboratoire de biophysique statistique de l’EPFL et de l’Université de Lausanne ont étudié l’Arabette des dames pour comprendre comment les plantes réagissent aux températures élevées. Leur objectif est de développer des moyens pour étudier la capacité des plantes à résister au stress thermique, ce qui est crucial avec le changement climatique. Pour cela, ils ont créé une lignée de plantes modifiées génétiquement appelée HIBAT avec un marqueur réagissant à la présence de D-Valine (une forme spécifique de l’acide aminé valine), facilitant ainsi l’étude des mécanismes impliqués. Leurs résultats montrent qu’à 22°C, les plantules n’ont pas été affectées par la présence de D-valine alors que 98 % sont mortes à 38°C en présence de D-valine. Cette découverte démontre que cette lignée de plantes est un outil intéressant pour identifier les mutants d’Arabette défectueux dans la réponse au changement brusque de température.

Vidéo de Mathieu Rebeaud. © Sandy Evangelista

Plante d’alarme contre les mines antipersonnel

Au début des années 2000, des scientifiques danois publient leur recherche dans Nature sur une arabette mutante capable de signaler la présence de mines terrestres antipersonnel. Les biologistes ont consacré plusieurs années à la création d’une variété d’arabette modifiée dans laquelle ils ont altéré les gènes responsables de la production du pigment rouge, l’anthocyanine, qui colore les feuilles et les fruits des arbres en automne. Ils ont intégré un gène favorisant la production de ce pigment rouge en présence de dioxyde d’azote. Étant donné que les mines antipersonnel libèrent du dioxyde d’azote lors de l’explosion, semer les graines de cette arabette sur des terrains potentiellement piégés pourrait constituer une précieuse aide pour le déminage. Sur un champ verdoyant, les plantes prenant une teinte rouge signaleraient clairement le danger. Un espoir qui jusqu’ici n’a pas encore donné de résultat sur le terrain.

Vidéo de Mathieu Rebeaud. © Sandy Evangelista

Des plantes qui changent de couleur et marquent les explosifs enfouis. © Wikipedia

Špela Petrič fusionne avec ses plantes. ©TRACKS ARTE

Deviendrait-elle humaine en présence de stéroïdes?

L’artiste et biologiste Špela Petrič a exploré l’intersection entre les espèces en intégrant une part d’elle-même dans sa boîte de Petri, où un embryon d’arabette se développait. En tant que spécialiste en phytotératologie, un champ de recherche qui se consacre à l’étude des anomalies de croissance des plantes, elle s’est intéressée en 2016 à l’impact des hormones stéroïdiennes, des perturbateurs endocriniens, sur les organismes marins et les plantes.

Dans son projet intitulé « Ectogeneses », Petrič a poussé l’expérimentation en explorant l’hybridation entre humains et végétaux. Elle a extrait les hormones stéroïdes de sa propre urine pour les administrer aux cellules de l’arabette. Ces hormones sexuelles ont favorisé le développement de l’embryogenèse somatique, donnant ainsi naissance à un fœtus végétal sans graines. Les plantules résultantes sont le produit de l’influence nutritive du corps humain, formant des entités végétales-humaines qu’elle a qualifiées de « monstres ».

 

Une histoire d’amour avec l’Arabette des dames. © Špela Petrič

Indispensable arabette

L’Arabidopsis thaliana joue et jouera encore longtemps un rôle crucial dans l’avancement de la recherche en biologie végétale, en particulier dans les domaines de la génétique et de la physiologie. Son utilisation en tant que modèle a permis d’approfondir notre compréhension des processus biologiques fondamentaux chez les plantes, ouvrant la voie à des applications potentielles dans l’amélioration des cultures et la résistance aux conditions environnementales adverses. Sans réel intérêt économique, les résultats des recherches menées grâce à elle sont accessibles à tous les chercheurs et chercheuses dans le monde. Avec son talent inégalé pour s’épanouir dans des situations extraordinaires, notre vaillante Arabette demeure un atout majeur.

© Alain Herzog/EPFL